Caché (2004) de Michael Haneke avec Daniel Auteuil, Juliette Binoche, Maurice Bénichou, Annie Girardot, Daniel Duval, Bernard Le Coq, Nathalie Richard, Denis Podalydès.

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Pour tout vous avouer, je ne suis pas un grand fan de Michael Haneke. Je ne nie pas son incontestable talent de metteur en scène (c’est difficile !) mais j’ai toujours l’impression, en voyant ses films, de me trouver face à un austère instituteur, veste en velours marron et collier de barbe sans moustache, toujours prêt à donner un coup de baguette sur les doigts si vous avez le malheur de prendre le moindre plaisir à l’une de ses œuvres. De Benny’s video à La pianiste, il a toujours subsisté chez lui une certaine lourdeur didactique m’empêchant d’adhérer totalement à son œuvre. Et c’est paradoxalement son œuvre la plus didactique, à savoir Funny games que je préfère car là, le cinéaste passait outre sa retenue et devenait carrément méchant. D’instit, il se changeait en bourreau foutant des claques aux spectateurs. «  Ah, tu veux jouir de la violence ! et ben je vais t’en donner ! " semblait-il vociférer au public en lui maintenant violemment la tête dans ses excréments. Le film faisait figure de coup de poing permanent à l’estomac et c’est en ça qu’il était intéressant, d’autant plus qu’Haneke ne se départait jamais de la rigueur glaciale de son style.

 

 

Ce qui plaît d’emblée dans Caché, c’est cette certitude immédiate d’être devant un film pensé où la mise en scène prime sur l’action et non l’inverse. Le film s’ouvre sur un long plan fixe d’une vaste demeure. Générique. Le plan continue. Où sommes-nous ? Nous apercevons sur la droite une "rue des iris"  (il sera donc question de regard) tandis qu’au bout d’un moment, des voix surgies de nulle part commentent la scène. L’image se brouille et repart en arrière (clin d’œil à la fameuse scène qui a tant choqué dans Funny games ?). Nous comprenons alors que nous voyons une cassette vidéo, celle qu’un couple bourgeois (Daniel Auteuil et Juliette Binoche) a reçue sans explication. L’intérêt du spectateur est titillé. Toujours le film semble avoir cinq minutes d’avance sur nous sans pour autant nous manipuler. Pas de recours à la psychologie : juste le sens du cadre comme un écrin portant le récit. Première scène de repas du couple : le plan révèle une immense bibliothèque (si l’on observe bien, on remarquera même en arrière-plan les œuvres de Sade ; manière ironique de répondre à ceux qui accusèrent Haneke de "sadiser"  ses personnages ?), de celle que tout un chacun devrait rêver de posséder. Ca suffit pour caractériser le couple, son milieu social. On apprendra par la suite qu’il est présentateur d’une émission littéraire à la télévision et qu’elle travaille dans l’édition mais la mise en scène nous l’avait déjà dit.

 

Et tout le film fonctionne sur ce principe : il est à la fois linéaire tout en s’affranchissant de belle manière des règles de la narration. C’est le plan, le cadre qui détermine l’action et pas l’inverse.

 

Cette primauté de la mise en scène m’a parfois un peu agacé chez Haneke en ce sens qu’elle se traduisait par des films totalement verrouillés de l’intérieur sur lesquels le cinéaste imposait son omnipotence sans laisser la moindre liberté à ses personnages (ex : le récit fragmenté assez artificiellement de 71 fragments d’une chronologie du hasard). Ici, l’omniprésence du cinéaste existe toujours mais elle ne cherche pas à tout organiser et se déporte du côté d’un œil neutre, cette fameuse vidéo-surveillance qui fout en l’air la vie de notre couple.

 

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Insidieusement, ces vidéos qui montrent des lieux de l’enfance de Georges, emballées dans des dessins d’enfants aussi violents  qu’étranges provoquent le malaise. Mais la piste de la réflexion sur le «  tout image », nos sociétés au devenir totalitaire où chacun vit sous surveillance est vite écartée. Certes, on aperçoit parfois des images du monde (l’Irak, la Palestine?) mais elles sont noyées dans la masse, presque abstraites et insignifiantes (lire : elles ne font plus sens). Là encore, Haneke sème des petits cailloux : une discussion chez les bobos sur la fin de l’histoire, une vidéo qui montre l’avenue Lénine (à sa place, j’aurais choisi une impasse !) et les souvenirs sinistres de la guerre d’Algérie, d’octobre 61 et des sbires de Papon jetant les arabes à la Seine. La différence avec les images de la télé, c’est qu’elles sont agencées par un regard et soutenues par un point de vue. Elles sont mises en scène et c’est ce qui permet de faire émerger du sens. Et plus que le spectacle d’une famille qui vole en éclat, Haneke examine au scalpel une société qui a refoulé sous le vernis de la culture et de la civilisation une barbarie toujours prête à ressurgir. Au destin individuel de ce couple se mêle le sentiment de culpabilité collective, la mauvaise conscience des sociétés occidentales.

 

 

 

Le cinéaste va gratter où ça fait mal. Son regard est impitoyable sur l’homme occidental noyé dans son égoïsme et ses rêves de gloire dérisoires. Les rapports, même au sein de la famille, se sont glacés. Binoche joue sans cesse la corde de l’agressivité, Pierrot le fils est sans arrêt sur la défensive et rejette tout geste de tendresse. Quand à Auteuil, son entrevue avec sa mère malade est assez terrifiante. En une scène qui fout des frissons, Annie Girardot donne une intensité tout bonnement bouleversante à ce que peut-être la solitude d’une mère qui ne voit plus personne.

 

 

 

«  Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » semble sans cesse s’interroger Haneke qui réalise ici son œuvre la plus achevée et un film noir, d’un pessimisme total.

 

***

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J’exhume telle quelle la note que j’avais publiée au moment de la sortie du film en 2005. En la relisant, je dois admettre que je ne suis plus tout à fait d’accord avec ce que je disais même si j’arrive encore à voir où je voulais en venir (en gros, défendre Haneke contre sa réputation de manipulateur et de démiurge sadique).

A l’époque, j’avais tenté de montrer (maladroitement) la dimension « chabrolienne » de Caché (voir le titre que j’avais employé), à savoir un habile thriller se proposant de glisser sous la surface des apparences. Si cet aspect n’est pas totalement faux, il n’est à mon avis pas le plus important dans le film. Bien sûr, Haneke joue sur les contrastes entre le vernis de la civilisation (ses personnages sont cultivés, bien éduqués et ont « bon goût ») et les crimes cachés derrière ces apparences. Il est amusant de noter le rôle tenu chez Haneke par la musique : à la fois le plus haut degré de la civilisation (sauf lorsqu’elle exprime la barbarie : Cf. le hard-rock au début de Funny games) mais également ce qui exprime le mieux (par opposition) les pulsions humaines (Isabelle Huppert dans La pianiste) ou la déchéance du corps (Emmanuelle Riva dans Amour était pianiste). Dans Caché, Daniel Auteuil a, lui aussi, fait du piano et cela suffit à le caractériser socialement. Mais lorsqu’il évoque ce trait de sa personnalité, c’est avec sa mère malade qu’il a plus ou moins abandonnée (comme je le disais il y a 8 ans, Annie Girardot est absolument géniale le temps d’une séquence). La culture et l’éducation ne parviennent alors pas à dissimuler la « sauvagerie » et l’indifférence de l’homme au sort d’autrui.

 

Mais il me semble que le propos principal du film n’est pas là mais vraiment dans la métaphore que le cinéaste déroule tout au long de son récit et qui vise à faire remonter à la surface le passé refoulé de la France (les crimes contre les algériens en Octobre 61) et la manière dont le pays s’est sans cesse voilé la face.

Georges (D.Auteuil) n’est pas spécialement un personnage antipathique ou « coupable » mais quelqu’un de certain de son bon droit et de son innocence. Il y a une scène qui pourrait paraître anecdotique dans le film mais qui a du poids, c’est celle où il manque de se battre avec un cycliste noir. Même s’il n’y a ni racisme, ni désir d’écraser l’autre chez Georges, il y a une sorte d’arrogance inconsciente qui apparaît. Il va de soi que la priorité est pour lui ! De la même manière, lorsqu’il ne cesse de répéter qu’il n’est pas responsable de la destinée de Magyd (extraordinaire Maurice Bénichou), il est à l’image d’un pays entier qui a nié pendant longtemps les crimes commis en Algérie.

Heureusement, Caché n’est pas un film sur la « repentance » (vous ne pouvez pas savoir comme je HAIS la mode de ces barbarismes en « ance » comme « gouvernance », par exemple. J’ai même entendu parler il y a peu de la « guidance » !) mais un film sur la mise en scène. Mais contrairement à ce que je disais dans mon texte, Haneke est toujours omniprésent derrière son dispositif. C’est lui le grand organisateur qui nous dit sans arrêt que le cinéaste peut, par la mise en scène, révéler ce que cachent les apparences. Ces vidéos que reçoit sans arrêt le couple permettent un « décadrage » par rapport au réel, une sorte de regard omniscient qui finit par révéler ce qui est « caché », à savoir un passé refoulé et mal digéré. Etonnante est cette manière qu’a Haneke de superposer des plans que nous croyons, dans un premier temps, « réels » et qui se révèlent être des enregistrements vidéos. Lorsqu’arrive l’enregistrement du premier entretien entre Georges et Magyd, l’effet est assez vertigineux car l’œil du cinéaste semble désormais englober les moindres recoins de la vie intime des personnages.

Si j’ai voulu minimiser cette « place » du cinéaste, c’est qu’elle correspond souvent à ce qui m’horripile chez Haneke : cette toute-puissance démiurgique de la mise en scène où tout est verrouillé pour illustrer un propos. Cette manière d’interroger la culpabilité d’une nation toute entière, on la retrouvera dans Le ruban blanc que je n’aime pas. Parce qu’il n’y a plus ce qui fait la grande force de Caché : un plaisir de cinéma qui vient tout simplement du « genre ». Avant d’être une thèse sur le passé refoulé de la France, le film est un captivant thriller qui débute un peu comme Lost highway et qui parvient à créer une tension, un véritable malaise.

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Du coup, on perd le côté sentencieux et didactique de certains de ses films et l’austère cinéaste autrichien parvient ainsi à signer son œuvre la plus réussie.

 

NB : Un grand merci à Gérard Courant qui m'a offert ce DVD

 

Photographies : captures DVD ®Opening / Les films du Losange.

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