L'authentique procès de Carl-Emmanuel Jung (1966) de Marcel Hanoun avec Maurice Poullenot, Michel Lonsdale. (éditions Re:Voir) Sortie en décembre 2014

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Marcel Hanoun n'a pas eu la postérité qu'il méritait d'avoir. Auteur discret qui terminera son œuvre en travaillant essentiellement en vidéo ; il débute au cinéma en 1958 avec Une simple histoire qui marquera beaucoup Jean-Luc Godard. Contemporain de la Nouvelle Vague, ses premiers films sont encore très influencés par l’œuvre de Bresson. C'est cette influence que l'on ressent très fortement dans le beau prologue de L'authentique procès de Carl-Emmanuel Jung où le spectateur est plongé dans le quotidien banal d'un homme entre deux âges et à la vie apparemment ordinaire. La caméra s'attarde sur quelques objets : un crucifix, une photo d'officier puis glisse vers un couple qui semble se lever et se préparer. Pas de paroles entre eux mais la musique de Bach et des regards échangés. Le montage est sec, épuré et Hanoun semble avoir retenu la leçon du maître en privilégiant les inserts et la minutie des gestes.

Puis nous voilà dans un tribunal. Du moins, dans une salle de théâtre où se déroule le procès d'un criminel de guerre, cet homme « normal » avec qui nous avons fait connaissance. Une voix-off nous décrit les acteurs en présence (les juges, les avocats, les témoins...) et nous informe du décalage que cette voix introduira puisque le procès s'est déroulé dans une langue étrangère.

Avec L'authentique procès de Carl-Emmanuel Jung, Marcel Hanoun procède à une véritable désarticulation du langage cinématographique en désynchronisant l'image et le son et en nous amenant constamment à nous interroger sur le statut même de ce que l'on voit et ce que l'on entend. La démarche du cinéaste est assez proche, dans l'esprit, de celle de Brecht puisque tout ce qui est mis en scène est constamment distancié. Si l'officier Jung renvoie, bien évidemment, aux criminels de guerre nazis, rien n'est clairement nommé : les victimes sont « les étrangers », les camps de la mort portent des numéros, etc. Il s'agit d'éviter tout pathos et tout phénomène d'identification pour décortiquer de manière froide les mécanismes qui ont pu engendrer une telle barbarie. Sur un sujet aussi brûlant, Hanoun cherche à éviter toute démonstration et à porter un regard distancié sur les vérités historiques. C'est pour cette raison que les témoignages, les joutes verbales entre le prévenu et le tribunal sont récités sur un ton monocorde, parfois très maladroit (le cinéaste, fuyant la théâtralité, a conservé les bafouillages, les raclements de gorge, les hésitations de ses récitants). Mais cette énumération froide et glaçante de crimes atroces, de séances de torture inimaginables finit par acquérir une puissance et une intensité peu communes. Le cinéaste ne fait jamais appel à la compassion ou à la pitié du spectateur (qui est tellement facile à exciter mais qui ne mène à rien) mais à son intelligence et à sa raison.

Aussi atroces que furent ces crimes, ce qui intéresse Hanoun est, dans le sillage du procès Eichmann et de l'essai fondamental d'Hannah Harendt, de montrer la banalité du Mal. L'atrocité de Carl-Emmanuel Jung, c'est que ce n'est pas un « monstre » mais un homme normal : cultivé, mélomane, marié et père de famille respectable. Ce qu'interroge le cinéaste, c'est ce moment où un régime permet au barbare qui sommeille en tout être humain de se réveiller en toute impunité. Jung se réfugie toujours derrière sa hiérarchie, son obligation d'appliquer les consignes et de se plier aux ordres même les plus ignobles. Un des moments les plus poignants du film est une scène, imaginée, où le criminel se repent, comme un « flash » inconscient au cœur d'une mécanique trop huilée. Elle est aussi assez caractéristique d'un film qui procède par glissements, par brusques embardées qui provoquent, là encore, le questionnement du spectateur. Qui est cette jeune femme nue que le cinéaste filme soudainement dans une séquence d'une rare beauté, contrastant avec l'horreur que suscitent les récits où les détenus des camps sont déshabillés, malmenés, torturés, massacrés ? D'où proviennent ces (très rares) images d'une fusillade reconstituée alors que le film fuit constamment la représentation et la reconstitution pour ne s'intéresser qu'à la parole ?

 

Austère et âpre, L'authentique procès de Carl-Emmanuel Jung interroge également notre place de spectateur et une certaine manière d'aborder l'Histoire : non plus en témoin passif (en « spectateur », justement) mais en véritable acteur d'une question vertigineuse : que ferions-nous si de tels événements se reproduisaient ? Et, au bout du compte, quels sont les limites qui séparent le barbare de l'homme ordinaire ?

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