Lars Von Trier : entrepreneur de démolition
L'hôpital et ses fantômes (1994-1997) de Lars Von Trier avec Udo Kier
Ma petite sœur (je vous invite chaleureusement a lire régulièrement son blog littéraire ici) a failli friser la crise d'apoplexie lorsque je lui ai confié que je regardais une série. Il a fallu qu'on lui précise qu'il s'agissait d'une série danoise en sépia pour la rassurer et lui faire retrouver ses esprits.
Plaisanterie mise à part, vous connaissez désormais mon peu de goût pour les séries télévisées malgré l'engouement (excessif) qu'elles suscitent chez les ténors de la critique institutionnelle (j'ai d'ailleurs abandonné la lecture des Cahiers du Cinéma lorsque la revue s'est mise à parler davantage des séries, du foot et des jeux vidéos que du cinéma. Mais depuis, elle semble avoir retrouvé une certaine tenue et je vais peut-être y revenir).
Les séries m'ennuient et j'ai dû mal, d'une manière générale, avec l'esthétique télévisuelle dont elles relèvent. C'est peut-être d'ailleurs pour cette raison que les seules susceptibles de m'intéresser ont été réalisées par des cinéastes : Lynch (Twin Peaks), Fassbinder (Berlin Alexanderplatz), John Landis (Dream on) ou... Lars Von Trier.
L'hôpital et ses fantômes, qui reste une mini-série (8 ou 11 épisodes selon les découpages), est une formidable entreprise de destruction du genre. Lars Von Trier parvient à pervertir tous les codes en vigueur tout en se coulant, en apparence, dans le moule des sagas feuilletonesques.
Le véritable intérêt que je concède aux séries, c'est la durée et la possibilité, ainsi, de constituer de véritables réservoirs de fiction. Lars Von Trier s'inscrit dans cette logique en ouvrant de nombreuses pistes narratives et en multipliant les personnages (le fantôme d'une petite fille qui vient hanter un hôpital ultra-moderne, un médecin odieux rattrapé par son passé et une erreur médicale qui a transformé une autre petite fille en légume, une vieille femme qui dialogue avec les esprits, un chef de service davantage préoccupé par une obscure loge que par ses patients, un professeur prêt à tout pour récupérer un foie ravagé par un sarcome, des carabins turbulents qui font de mauvaises blagues, etc.). Si la manière de filmer est originale (nous allons y revenir), le découpage des séquences est relativement classique avec des intrigues qui évoluent de manière parallèle et une façon de passer d'une action à une autre en filmant successivement le plus de personnages possibles. Seule originalité dans la narration : un couple de trisomique travaillant à la plonge qui commente l'action tel un chœur antique.
Lars Von Trier se plie donc aux règles de la série et se montre d'une rare efficacité. Le premier épisode permet de planter le décor, de présenter les personnages et d'entamer les principales intrigues. Jusqu'au troisième épisode, il parvient à un équilibre parfait entre l'humour et une angoisse qu'il distille avec parcimonie mais qui se révèle particulièrement efficace (c'est fou comme de simples transparences peuvent s’avérer mystérieuses et inquiétantes).
Puis, peu à peu, la série prend une autre tournure. La petite amie d'un interne est enceinte et accouche d'un bébé à tête d'homme. Ce que Lars Von Trier suggérait dans un premier temps est alors montré et le côté humoristique prend le dessus. Un humour « hénaurme » (notamment grâce à ce chef de service qui ressemble à Leslie Nielsen et qui devient érotomane) qui frise parfois le grand-guignolesque (l'accouchement, par exemple ; ou encore ces images de zombies qui viennent dévorer un étudiant volontaire pour des recherches sur des somnifères).
Pourtant, ce virage ne nuit pas à l'unité de la série. Parce que le cinéaste sait parfaitement naviguer entre l'humour le plus burlesque (la visite d'un ministre entraîne une série de quiproquos fort drôles) et une angoisse qu'il parvient à recréer en redevenant soudainement sérieux (notamment lorsqu'il se recentre sur le personnage de Mona, la petite fille handicapée à vie). Ce qu'il parvient à réussir dans cette série, c'est un mélange des genres détonnant : le fantastique et l'humour, donc ; mais également le film d'horreur (quelques scènes « gore » assez marquantes), la satire (l'univers médical en prend pour son grade), le thriller (il y a des espèces d'enquêtes et les personnages recherchent des documents compromettants pour d'autres) voire le mélodrame (alors qu'il pourrait sombrer dans le ridicule le plus complet, il parvient à réaliser des scènes poignantes entre la mère et son bébé monstrueux voué à disparaître).
Ce mélange des genres donne un visage hybride à l’œuvre qui oscille sans arrêt entre une certaine esthétique télévisuelle (dans la narration) et le cinéma (dans la mise en scène). Les premiers épisodes ont été tournés après Breaking the waves et Lars Von Trier poursuit ici son expérimentation dans la manière de filmer caméra à l'épaule et de faire exploser tous les codes de la grammaire cinématographique (faux-raccords et jump-cut à tout bout de champ, multiplication des axes...). Ces partis-pris de mise en scène dynamite le récit et lui donne une incroyable énergie qui emporte le spectateur et le captive sans arrêt.
Ce qu'il y a d'amusant, c'est que cette manière de filmer est aussi assez conforme à l'idéologie du Dogme que le cinéaste édictera en 1995. Or la deuxième saison de L'hôpital et ses fantômes a été tournée après Les idiots (une merveille!) et Lars Von Trier semble prendre un malin plaisir à piétiner les règles qu'il s'était lui-même fixées. Tous les artifices dont il voulait se débarrasser reviennent ici (les filtres colorés, le traitement du son, la musique additionnelle...) et offrent une couleur toute particulière à la série dans la mesure où le traitement « caméra à l'épaule » donne un côté « réaliste » et pris sur le vif qui contraste avec sa dimension fantastique.
Tout l'art de Lars Von Trier et de son ironie ravageuse (il ne faut pas louper ses savoureuses considérations cyniques à la fin de chaque épisode) consiste à se conformer à un moule pour mieux le faire exploser. Tout comme il se conforme dans un premier temps au moule du genre fantastique, il s'amuse à détruire son fragile édifice par l'humour et des intrigues qui virent au surréalisme le plus total. Tout semble prendre une ampleur démesurée et annoncer une destruction totale de l'univers qu'il avait pourtant soigneusement édifié.
Contrairement à ce que je croyais, le cinéaste nous laisse finalement sur notre faim sans résoudre les histoires. Une troisième saison, qui ne verra jamais le jour, était prévue à l'origine et on aurait aimé pouvoir connaître la fin des aventures de ces personnages. En l'état, il reste une œuvre captivante où ce grand inventeur de forme qu'est Lars Von Trier (même lorsqu'il se plante, il ne laisse jamais indifférent) parvient à mêler ce qui se fait de mieux en matière télévisuelle et cinématographique pour transcender le tout dans une série d'une intensité et d'une ampleur incontestables...