Le prophète des blockbusters
Cecil B. DeMille : l'empereur du mauve (2012) de Luc Moullet (Capricci. 2012)
Qu'est-ce qu'un bon livre sur un cinéaste ? Un livre qui parvient à analyser avec précision les enjeux (esthétiques, thématiques, politiques...) de son œuvre ou qui donne simplement aux lecteurs l'envie de se plonger dans ses films ?
Si je pose d'emblée cette question, c'est qu'il m'est arrivé de lire des ouvrages (certainement parfaitement documentés et très érudits) sur des cinéastes sans y prendre le moindre plaisir dans la mesure où je n'avais pas vu la majeure partie des films dont il était question. Inversement, le Godard de Jean-Luc Douin n'est sans doute pas la monographie la plus pointilleuse sur le cinéaste mais il m'a énormément marqué dans la mesure où son approche généraliste m'a toujours donné envie de découvrir les films de JLG.
Eh bien j'ai retrouvé un plaisir semblable en lisant le Cecil B. DeMille de Moullet. J'ai beau connaître très mal ce spécialiste des blockbusters hollywoodiens (honte à moi : je n'ai vu que Cléopâtre et encore, il y a longtemps!), cet essai m'a donné envie de me plonger dans cette œuvre hétéroclite et finalement mal connue (on réduit souvent DeMille à son film-mammouth avec Charlton Heston : Les dix commandements). D'aucuns pourront juger le livre de Moullet un poil désinvolte (d'une certaine manière, son côté bric-à-brac le fait beaucoup ressembler à ses films) et rompant (bien heureusement en ce qui me concerne) avec les canons de l'analyse universitartreuse (est-ce qu'un honorable professeur de cinéma parisien oserait avouer qu'il ne prend qu'une douche tous les dimanches? Cf. plus bas) mais là n'est pas l'essentiel : c'est un livre qui transpire la passion (mais une passion raisonnée qui ne prend pas les vessies pour des lanternes) et une passion communicative.
Saluons d'abord cette sympathique entreprise : qu'un cinéaste reconnu comme Luc Moullet décide à 75 ans de renouer avec l'écriture critique (qu'il n'a jamais totalement délaissé) pour consacrer un essai à l'un de ses cinéastes fétiches, voilà qui n'est pas courant : imagine t-on Godard reprendre la plume pour écrire un livre sur Alan Dwan ou Rivette louant l’œuvre de Cottafavi?
Son livre est construit en trois parties. Dans la première, il survole succinctement la carrière de DeMille en divisant son œuvre en plusieurs périodes (le film mondain, le temps des extravagances ou encore, cette dernière période où le cinéaste devient le « monsieur plus » du cinéma américain).
Ensuite, en cours chapitres, Moullet analyse avec son style inimitable (mélange d'érudition et de désinvolture extrêmement drôle) ce qu'il appelle les « constantes » de son cinéma. Cela peut aller de thèmes très sérieux (le tragique cornélien, la théâtralité...) à des notations beaucoup plus frivoles (mon camarade Vincent appréciera sans doute le chapitre intitulé « Monsieur Baignoire »).
De la même manière, le facétieux critique parvient à construire des raisonnements qui n'appartiennent qu'à lui, comme cette théorie des « deux cinquième » ou, par exemple, ce qu'il écrit dans le chapitre consacré à l'opportunisme politique de DeMille :
« Il est vrai que la figure négative du pharaon incarné par Yul Brynner dans Les dix commandements peut évoquer Mao, mais il s'agit là d'un sens subliminal que je suis l'un des très rares à avoir détecté. »
Des formules comme celle-ci, le livre en regorge et c'est un véritable régal. Avec ce talent de plume, Moullet désacralise les œuvres pachydermiques de DeMille pour louer des œuvres moins connues que je rêve désormais de découvrir (Kindling, Forfaiture, The road to yesterday, The godless girl...)
Dans une troisième et dernière partie, l'auteur a choisi sept œuvres, pas forcément les plus réussies mais qui comportent des moments extraordinaires. Là encore, on apprécie le fait que Moullet sache décrire ce qu'il va analyser afin de ne pas perdre le lecteur qui n'aurait pas vu le film. Il ne se limite pourtant pas à ces descriptions et parvient à avoir des intuitions souvent lumineuses lorsqu'il s'agit de véritablement analyser la mise en scène.
Cecil B. DeMille : l'empereur du mauve est donc un essai roboratif qui séduit autant par son sujet (la critique officielle reste relativement réfractaire à l'auteur de Madame Satan) que par le style de son auteur : alerte et drôle.
Nous conclurons donc, logiquement, par une citation du maître :
« DeMille a donc accentué la glorification de la salle de bains, qui a facilité l'expansion économique de l'industrie de la propreté aux USA, et, corollaire, en France, lors de l'américanisation de notre pays à l'issue de chacune des deux guerres mondiales. C'est en partie DeMille le responsable de cette obligation contemporaine de la douche en France, qui présente quand même un caractère excessif : on s'en est très bien passé durant quinze siècles. Moi-même, je ne prends de douche que le dimanche. »