Le roi de Paris
Sacha Guitry (2002). Dossier conçu et réalisé par André Bernard et Alain Paucard (L'âge d'homme. Collection Les dossiers H)
L'ouvrage dont il va être question dépasse un peu le cadre de ce blog puisque l’œuvre de Sacha Guitry ne se limite pas au cinéma. Faut-il encore rappeler l'immense étendue du talent de cet homme de génie ? On connaît bien évidemment le dramaturge, héritier aussi bien de Molière et des moralistes du 18ème siècle que des grands auteurs du Boulevard comme Feydeau et Labiche. On sait aussi qu'il fut un grand cinéaste (nous allons y revenir) mais il s'essaya aussi avec un certain bonheur au dessin et à la peinture (Jean-Claude Soyer souligne avec justesse que ce qui prime chez Guitry, c'est « l'art du trait » dans tous les sens du terme), à la publicité (notamment pour le cacao Elesca qui lui inspira le slogan « LE K.K.O.L.S.K EST. S.KI : Guitry, inventeur du langage SMS?) et qu'il dirigea aussi une revue littéraire et enregistra de nombreux disques et émissions de radio.
La réussite de ce Dossier H, c'est de proposer un panorama pointilliste de ces divers talents. André Bernard et Alain Paucard ont rassemblé un ensemble de textes, inédits ou pas (des extraits de livres marquants comme ceux de Michel Mourlet et Pierre Gripari), consacrés à l'auteur de Mon père avait raison).
Si chaque contributeur parvient à se singulariser, la ligne générale de l'ouvrage affiche un sage dédain pour le conformisme bien-pensant et les idées toute-faite à l'égard de Guitry. Mis à part le texte constipé de Renaud Dourges qui tresse, la bouche en cul-de-poule, un éloge de la domesticité et d'une certaine bonne vieille France bourgeoise ; les contributions sont à la fois passionnantes et drôles (j'aime bien ce texte de Bernard Leconte fustigeant l'altruisme et prenant la défense de « l'égoïsme » de l'auteur « Quant à la réputation d'égoïsme, elle vous est neuf fois sur dix flanquée par des altruistes. Les altruistes sont des gens intolérants, fanatiques, désœuvrés, incapables de trouver du plaisir dans leur propre compagnie et qui ne trouvent du salut qu'en répandant autour d'eux la contagion de leur altruisme, en asticotant les solitaires heureux, en les débusquant, en les empêchant de jouir de leur vie intérieure, en les embrigadant dans les bonnes œuvres, la politique, la pétanque, le bridge, les ragots, la sociabilité. ») ; réhabilitant avec panache l'une des œuvres majeures du 20ème siècle.
Et le cinéma dans tout ça ? On sait que Guitry débuta dans le 7ème art en filmant les personnalités de son époque dans Ceux de chez nous. Grâce à lui, nous avons encore des images filmées de Degas, Mirbeau, Rodin, Monet, Renoir père etc. Le temps d'un beau texte, l'excellent Alain Paucard (que je remercie de m'avoir offert cet ouvrage) montre pertinemment que Guitry fut, en quelque sorte, un précurseur du cinéma de Warhol et... de Gérard Courant en utilisant le cinéma comme un moyen d'archiver et de faire des films une sorte d'anthologie culturelle du siècle.
Parmi les chefs-d’œuvre du maestro, il faut bien évidemment citer Le roman d'un tricheur (un des plus beaux films français de tous les temps). Sur ce film, Claude Authier signe un splendide texte qui contredit ceux qui réduisent cruchement le cinéma de Guitry à du « théâtre filmé » et montre à quel point ce film fut novateur (on sait qu'il inspira Welles pour Citizen Kane) et qu'il peut même être considéré comme un grand film « muet » (avec une mise en scène digne des grands Lubitsch).
La filmographie de Guitry cinéaste n'est pas explorée en détail mais Philippe d'Hugues revient joliment sur la collaboration à l'écran avec ses épouses et celle qui fut sans doute la plus fructueuse avec Jacqueline Delubac.
Il est aussi amusant de voir les divergences d'opinion qui accueillirent la sortie de cette merveille qu'est La poison : d'un côté, un texte moyen mais enthousiaste de Jean Dutourd ; de l'autre, un éreintement hilarant signé François Chalais, un des pires critiques cinéma de tous les temps, qui dénonce « la scatologie et le mauvais goût » du film ! Lire ce texte, c'est toucher du doigt la quintessence de la bêtise bourgeoise hypocrite et bien-pensante !
Ces Dossiers H constituent de toute évidence une excellente entrée en matière pour découvrir l’œuvre de Sacha Guitry. Et en attendant de voir ou revoir ses films, je vais m'attaquer à ses souvenirs consignés dans Quatre ans d'occupation, ouvrage qui traîne depuis trop longtemps dans ma « pile à lire »...