Le trivial et le sublime
Der Bomberpilot (1970) & Le règne de Naples (1978) de Werner Schroeter. (Editions Filmmuseum München)
En rééditant ces deux films de Werner Schroeter, les éditions du « filmmuseum » de Munich nous permettent aujourd’hui de redécouvrir deux facettes de l’œuvre de ce cinéaste encore trop méconnu.
Der Bomberpilot appartient à ce que nous pourrions nommer schématiquement la veine expérimentale de Schroeter tandis que Le règne de Naples est l’œuvre de la reconnaissance et un retour à une narration plus « classique » (même s’il nous faudra nuancer cette affirmation).
Lorsqu’il tourne Der Bomberpilot, Schroeter a 25 ans et il a déjà réalisé plusieurs courts et longs-métrages underground et expérimentaux. Le plus célèbre restant Eika Katappa où apparait celle qui restera longtemps la muse du cinéaste : Magdanela Montezuma. S’il fallait absolument résumer le film, nous dirions qu’il s’agit de la trajectoire de trois femmes se produisant dans les cabarets nazis. Après la guerre, elles suivent chacune des chemins différents : l’une devient professeur tandis que l’autre cherche à percer dans le monde du récital…
Il faut savoir que ce résumé ne rend absolument pas compte de la teneur d’un film qui n’a rien de narratif et qui progresse par agencement de tableaux insolites, poétiques voire burlesques. Une voix-off nous en apprend un peu plus sur les personnages mais les indications semblent parfois déroutantes ou anachroniques. Ainsi, deux des trois héroïnes se rendent chez une espèce de dignitaire nazie qui ressemble pourtant à une banale secrétaire (habillement, façon de répondre…) de 1970. Comme Fassbinder, Schroeter explore les plaies béantes du nazisme et interroge le passé d’une Allemagne avec qui il reste définitivement « non réconcilié ». L’intérêt de Der Bomberpilot tient dans son mélange insolite entre le trivial (le décorum nazi mêlé au cabaret avec guêpières et bas de rigueur) et l’art noble (la tentation de l’opéra que l’on retrouve constamment chez Schroeter). Il tient aussi à la manière dont le cinéaste passe par l’outrance expressionniste et la théâtralité pour permettre à des corps d’habiter un présent dont ils se sentent exclus. Ainsi, de ce collage parfois un poil hermétique surnagent de sublimes gros plans sur les visages des trois comédiennes (dont Magdanela Montezuma qui tournera deux ans plus tard le chef-d’œuvre de cette période : La mort de Maria Malibran) ou des chorégraphies étonnantes (la « danse du serpent » de Magdanela) qui témoignent, de la part de Schroeter, d’un désir d’excéder le réalisme photographique pour accéder à une certaine vérité « humaine ».
Werner Schroeter a pu parfois être considéré comme une sorte de cousin germain de Philippe Garrel. Si nous acceptons cette comparaison, on peut dire que Le règne de Naples représente pour le cinéaste allemand ce que L’enfant secret représentera un an plus tard pour le français : un retour à un cinéma plus « classique » et « narratif ».
Le règne de Naples est une fresque qui débute en 1943 et se termine en 1972 dans un quartier populaire de la cité italienne où naquirent et vécurent un frère et une sœur (Vittoria et Massimo). Le film est rythmé par des cartons « chronologiques » tandis qu’une voix-off résume en quelques mots le contexte social, politique et économique du moment. Comme beaucoup d’artistes, Schroeter tente ici d’articuler la « grande » Histoire avec des destinées individuelles et d’analyser la manière dont elles se confrontent. Certains personnages pourraient même faire songer à des « types sociologiques », que ce soit le père militant communiste ou la mère catholique.
Mais la force de Schroeter est d’éviter constamment ce côté didactique et un peu rigide. Si le contexte n’est jamais négligé, il n’interagit pas de manière systématique avec la vie de ces enfants, de cette voisine qui se livre au marché noir et tente de prostituer sa fille, de ces militants communistes chez qui le jeune Massimo désire faire ses armes.
Ce qui frappe dans Le règne de Naples, c’est son incroyable humanité (le mot est plat, j’en suis conscient, mais il est difficile d’en trouver un autre). Schroeter réinvente le néo-réalisme en filmant avec beaucoup d’empathie le sous-prolétariat napolitain tout en le transcendant constamment par son lyrisme. Il y a du Pasolini chez le cinéaste allemand qui mêle constamment un regard très juste sur la réalité tout en gardant en tête que l’art est d’abord un moyen de dépasser cette réalité, de l’illuminer par la poésie.
Même dans le cadre d’une fresque linéaire, racontée de manière parfaitement lisible ; Schroeter parvient à recréer son petit théâtre (la place où les personnages entrent et sortent comme sur une scène de spectacle) où les corps, les mouvements, les expressions des visages l’emportent sur toute considération psychologique. Nous sommes parfois proche de l’opéra, notamment lorsque le cinéaste filme cette prostituée française (Margareth Clémenti) qui officie derrière un grand rideau rouge en pleine rue. Ces séquences, divinement éclairées, sont d’un lyrisme étincelant. De la même manière, Schroeter parvient à donner une épaisseur à chaque personnage, à pardonner à ceux qui paraissent les plus vils (la voisine qui cherche à offrir sa fille, soit à un marin noir américain, soit à un avocat démocrate-chrétien), à déceler l’humanité chez tous ceux qu’il met en scène.
De manière assez fine, il montre comment les idéologies (la social-démocratie italienne, le communisme) ne profitent finalement qu’à ceux qui en tirent les ficelles et que les exploités le restent toujours. Là encore, le cinéaste se méfie des grands discours et se tient à l’écart du politique au sens où on l’entend traditionnellement. Mais en montrant que les membres du PCI agissent avec Massimo comme la patronne capitaliste avec ses ouvriers, il se place délibérément du côté des éternels perdants du jeu politique.
Avec Le règne de Naples, Schroeter se rapproche un peu du cinéma de Fassbinder mais son lyrisme est moins « froid », plus baroque et expressionniste. Certaines séquences mélodramatiques sont traitées comme de véritables morceaux d’art lyrique et se révèlent totalement bouleversantes.
On l’aura donc compris : il faut (re)découvrir ce film de toute urgence.
NB : En bonus du DVD, on retrouve un carnet filmé de Gérard Courant consacré à Schroeter qu’il avait interviewé à Cannes en 1978, au moment de la sortie du Règne de Naples. On retrouvera ma critique de Vivre à Naples et mourir ici. On lira également dans un petit livret un très beau texte que Courant avait consacré au film de Schroeter.