Cette note revêt un caractère un peu particulier. En effet, elle était initialement destinée au site Kinok mais son vaillant rédacteur en chef, Laurent Devanne, a décidé de mettre un terme (provisoire? nous l'espérons tous!) à son activité après 8 ans de bons et loyaux services. Pour ma part, j'ai rejoint l'équipe il y a 4 ans et je suis très fier d'avoir participé à cette belle aventure aux côtés de critiques (venus pour la plupart des blogs cinéphiles) que j'admire beaucoup. J'en profite donc pour remercier une fois de plus Laurent  de m'avoir accueilli chez lui et je lui dédie cette critique.

 

 

Piscine sans eau (1982) de Koji Wakamatsu avec Yûya Uchida, Mie, Reiko Nakamura (Editions Blaq Out)

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La redécouverte relativement récente des films de Koji Wakamatsu a permis de mettre en lumière une des œuvres les plus singulières et les plus intéressantes du cinéma japonais post « nouvelle vague ». Au cœur même d'un genre très stéréotypé (le film « pink »), le cinéaste est parvenu à imposer un style radical en toute indépendance et à développer une vision du monde aussi libre que politique.

Néanmoins, si le cinéphile peut désormais facilement se familiariser avec les œuvres incandescentes convulsives et libertaires des années 60 et 70 (Quand l'embryon part braconner, Sex Jack, L'extase des anges...) ou les films plus récents aux allures de bilans (que reste-t-il des luttes ? Quel sens donner à l'Histoire?) comme le magnifique Soldat Dieu ou United Red Army ; il reste à découvrir encore tout un pan méconnu de la filmographie de Wakamatsu, à savoir ses films des années 80 et 90.

Encore une fois, il convient de saluer l'initiative des éditions Blaq Out (pugnaces instigatrices de la promotion de l’œuvre du cinéaste) qui rééditent aujourd'hui Piscine sans eau, OVNI tourné en 1982 où Wakamatsu semble abandonner la violence qui caractérisait ses films « politiques » sans pour autant délaisser ce qui fait la singularité de son style.


Voir sans être vu

 

L’antihéros de Piscine sans eau, poinçonneur taciturne et solitaire, suit des jeunes femmes dans la rue, s'introduit chez elles en les endormant et profite de l'occasion pour les violer. Avec ce film, Wakamatsu s'inscrit dans une longue lignée de films sur le voyeurisme (d'Hitchcock à De Palma en passant par Kieslowski et Michael Powell) et réalise en quelque sorte le fantasme ultime du spectateur de cinéma : s'introduire en toute impunité dans l'intimité des individus et voir sans être vu. Quant au viol, il s'agit d'avantage d'une projection fantasmatique (mais qu'on retrouve systématiquement chez De Palma pour qui l'image est, par essence, un viol) née d'un désir de jouir de l'autre (de son corps mais aussi de sa personnalité) sans son consentement.

Si le voyeurisme intéresse tant les cinéastes, c'est évidemment parce que ce thème permet une réflexion sur le cinéma et la place du spectateur, associé par définition à la place de ces individus qui se tapissent dans le noir pour regarder l'Autre sans se montrer. Hitchcock, par exemple, joue sur la notion de culpabilité et de rachat et tire une leçon morale de ce désir de voir du spectateur : le héros de Fenêtre sur cour passera de l'autre côté de « l'écran » et abandonnera le rôle passif du voyeur pour agir.

Wakamatsu, avec son personnage qui ne se contente pas de regarder mais de jouir également des corps qu'il a endormis, se rapproche davantage du Voyeur de Michael Powell et de son cinéaste assassin. Non seulement l'image réduit l'individu à un objet de désir mais il permet dans ces cas précis d'en jouir de manière criminelle (le meurtre chez Powell, le viol chez Wakamatsu).

Pourtant, aussi criminel qu'il soit, ce morne employé n'est pas non plus totalement monstrueux. Il se trouve que parmi ses victimes, l'une obtient souvent ses « faveurs ». Du coup, il ne se contente pas de la violer mais il lui prépare également ses petits-déjeuners et s'occupe de son linge. En reprenant notre métaphore du spectateur transformé en voyeur, Wakamatsu développe une jolie idée (que reprendra à son compte Skolimovski dans le magnifique Quatre nuits avec Anna) : le « voyeurisme cinématographique » ne permet pas seulement de s'introduire brutalement dans l'intimité des personnages mais également de partager un espace commun, de tisser les liens imaginaires d'une histoire commune. Le film peut alors aussi faire songer à Chunking express de Wong Kar-Wai avec cette jeune femme qui s'introduisait sans cesse chez un policier pour lui faire sa chambre : l'intrusion dans l'intimité d'autrui n'est plus alors un crime mais un acte d'amour (même déviant).

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Le solitaire


Du coup, le film devient aussi le portrait d'un homme solitaire, morne et silencieux. Affreusement normal avec son boulot ingrat, sa vie de couple banale et ses gestes parfois héroïques (paradoxalement, il commence par défendre une jeune femme agressée par deux hommes dans la rue).

D'une certaine manière, Wakamatsu continue de prendre le pouls des évolutions de la société japonaise. Dans ses films « contestataires », ses personnages étaient généralement enfermés dans des lieux clos, victimes de l'oppression et du pouvoir. Avec le reflux des utopies et l'impasse des mouvements révolutionnaires, le cinéaste montre désormais un individu prisonnier de sa propre bulle, victime de la désagrégation de tous les liens sociaux. A l'orée de ces immondes années 80 (auxquelles le cinéaste emprunte d'ailleurs quelques « tics » : images léchées à la Beineix lors de certaines séquences, musique synthétique absolument atroce...), l'homme japonais n'est désormais plus qu'un simple « spectateur » de son existence, contraint à ne vivre que par procuration.

La métaphore de cette « piscine sans eau » permet au cinéaste de peindre une société déshumanisée, froide et vide. Les idéaux se sont fait la belle et il ne reste désormais plus que la solitude et des individus égarés dans une atmosphère antonionienne.

 

Le genre distancié



Piscine sans eau s'inscrit par ailleurs dans le genre ultra-codé du cinéma « pink », notamment ce sous-genre qui fit florès : le film de « viol » (Cf. Le violeur à la rose). Ce type d’œuvre répond à deux critères : d'une part, permettre au spectateur masculin de jouir en toute impunité du corps de la femme ; de l'autre, de lui faire croire qu'elle y prend un certain plaisir (fantasme douteux de la femme désirant se faire prendre violemment). Wakamatsu reprend à son compte cette ambiguïté et fait de son héroïne une victime du fameux « syndrome de Stockholm ». Mais la force du film tient à la manière dont le cinéaste parvient à tenir le genre à distance, à empêcher le spectateur de jouir impunément de ce  spectacle. Dans un premier temps, il met à nu la misère dudit spectateur, pauvre type ne pouvant assouvir ses pulsions que dans le noir et par l'intrusion forcée. Son personnage suinte la douleur de vivre et sa solitude est accablante.

Ensuite, par une mise en scène qui frise l'onirisme en dilatant le temps (certaines séquences silencieuses sont presque en «temps réel ») et en instaurant une atmosphère mystérieuse et irréelle.

L’ambiguïté nourrit alors un véritable projet de cinéma : non pas monnayer misérablement du fantasme bas de gamme mais plonger directement au cœur des pulsions les plus enfouies de la nature humaine...


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D'autres chroniques sur Wakamatsu sur Kinok :

 

-Coffret DVD n° 1

-Coffret DVD n°2

-Coffert DVD n°3

-United Red Army

-Le soldat Dieu

-Koji Wakamatsu, cinéaste de la révolte

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