Les masques d'Eric Rohmer
Eric Rohmer (2014) d'Antoine de Baecque et Noël Herpe (Éditions Stock. 2014)
Après celle consacrée à Truffaut (avec la complicité de Serge Toubiana), celle consacrée à Godard, c'est désormais à Éric Rohmer, autre figure essentielle de la Nouvelle Vague, qu'Antoine de Baecque et Noël Herpe vouent une copieuse biographie.
Comme pour Truffaut et Godard, on ne peut pas dire que le cinéaste ait été négligé par la critique et qu'il n'existait pas auparavant un certain nombre d'ouvrages sur l’œuvre de Rohmer (citons l'essai de Joël Magny chez Rivages qui m'avait fortement marqué lors de mon apprentissage cinéphile ou celui de Pascal Bonitzer). Mais l'intérêt de ce type de biographie (à l'américaine), c'est que les auteurs se penchent en détail sur la vie privée de l'auteur pour déterminer ce qui dans son quotidien a pu nourrir l’œuvre. D'autre part, De Baecque et Herpe procèdent en véritables historiens, ne se contentant pas d'analyser les films mais s'appuyant sur de nombreuses sources (notamment celles, très fournies, que le cinéaste a laissées après sa mort dans un fonds qui lui est dédié) pour tenter d'éclaircir le « mystère Rohmer ».
Ce qu'il y a de fascinant chez ce cinéaste, c'est qu'il est parvenu à toujours cloisonner sa vie professionnelle de cinéaste et sa vie privée. D'un côté, il y eut Maurice Schérer, homme marié à la vie paisible, honnête père de famille et catholique pratiquant ; de l'autre, Éric Rohmer, cinéaste « moderne », aimant à s'entourer de jeunes filles et à pratiquer l'art de la conversation autour d'une tasse de thé. Chez lui cohabite à la fois un indécrottable nostalgique de la beauté classique en art mais également un homme curieux de ce que l'art moderne a pu proposer (en tant que critique, il défendit le cinéma d'Isidore Isou et il s'intéressa particulièrement, en architecture, à la naissance des « villes nouvelles »).
L'un des paradoxes que soulèvent d'emblée les auteurs de la biographie, c'est qu'il n'y eut jamais de « double vie » chez Rohmer : pas de liaisons tapageuses ou de frasques sentimentales. C'est un cinéaste « sans histoire » puisqu'il est bien connu que les gens heureux n'ont pas d'histoire. C'est donc dans les masques dont il va s'affubler que réside sa singularité. Il est assez symptomatique, par exemple, que sa mère n'ait jamais eu vent de ses activités de critique et de cinéaste. Pour elle, son fils fut toujours un honorable professeur. Il est aussi passionnant de découvrir comment les échecs qui cueillirent cet homme brillant mais extrêmement timide l'amenèrent à devenir cinéaste. Échouant à intégrer Normal Sup ainsi qu'à l'agrégation, Rohmer ne fut guère plus chanceux lorsqu'il s'agit de tenter une carrière d'écrivain (il publie un premier roman en 1946 chez Gallimard mais sans le moindre succès). Toute sa vie fut marquée par de semblables échecs (son désir d'entamer une carrière universitaire, ses rares tentatives de se frotter au théâtre...) qui le confortèrent dans son désir de cinéma où il excella comme nul autre.
L'ouvrage est passionnant de bout en bout car il décortique avec force détails les divers masques dont le cinéaste va se revêtir pour devenir cinéaste, notamment celui d'une espèce de « vampire » se nourrissant constamment de ses (jeunes) interprètes (leur manière de parler, leurs aventures sentimentales, leurs histoires...) pour bâtir ses fictions. Pour ma part, j'ai commencé adolescent à aller voir systématiquement tous les nouveaux Rohmer depuis son Conte d'hiver. Du coup, s'il fallait avancer une (toute) petite réserve, je dirais que la partie consacrée aux « Contes des quatre saisons » m'a semblé un peu moins originale et un peu moins fouillée que les autres. Mais c'est sans doute ce manque de « recul historique » qui produit cette impression alors que, paradoxalement, j'ai eu l'impression de découvrir beaucoup plus de choses dans les chapitres consacrés à ses trois derniers films (honte à ceux qui sont tombés à bras raccourcis sur le superbe Les amours d'Astrée et de Céladon!)
Nourri de témoignages des proches du cinéaste, de ses écrits et de documents inédits, ce livre donne envie de se replonger sans plus attendre dans l’œuvre merveilleuse de Rohmer. On y (re)découvre avec exaltation le rôle (majeur) de Rohmer critique, notamment dans l'histoire des Cahiers du cinéma où il fut victime d'un « putsch » sous prétexte que la revue ne défendait pas assez le cinéma de la « nouvelle vague » ou encore ses liens avec des personnages fascinants comme Paul Gégauff ou Jean Parvulesco. On plonge également en profondeur dans les mécanismes de sa création puisque de nombreux films qu'il a réalisés furent des projets remontant parfois à des dizaines d'années avant leur conception.
C'est avec beaucoup de précision que les auteurs nous présentent les différents visages de Rohmer (le pédagogue qui travailla longtemps pour la télévision scolaire, le germanophile, l'universitaire qui se lance dans une thèse à plus de 50 ans...) et qu'ils livrent une biographie aussi complète que l'on puisse l'imaginer.
Un ouvrage que l'on peut d'ores et déjà qualifier de référence.