Les mémoires de Saint Ciment
Le cinéma en partage (2014) de Michel Ciment (entretiens avec N.T.Binh). (Éditions Payot et Rivages. 2014)
Cher Michel Ciment,
A l'occasion de la sortie de vos « mémoires », je me permets de vous adresser cette lettre ouverte que vous ne lirez sans doute jamais puisque vous ne semblez pas témoigner d'un grand intérêt pour ce qui se publie sur les blogs ou sur Internet en général.
Je vous connais maintenant depuis une bonne vingtaine d'années (surtout grâce à vos interventions au Masque et la plume car je lis très rarement – c'est un tort car j'apprécie beaucoup certains de vos collaborateurs- Positif) et j'espère que vous me pardonnerez si je vous qualifie de « pape de la critique ». L'expression n'est pas de moi mais elle vous sied bien. En effet, cette position de « pape » vous donne une assise que nul ne peut contester au cœur du cinéma français (et je ne parle pas seulement de la critique). Par ailleurs, un pape a aussi parfois tendance, par définition, à pontifier et vous n'échappez pas toujours à ce travers.
Même si cette lubie du « triangle des Bermudes » que vous remettez une fois de plus sur le tapis peut faire sourire comme on sourit en écoutant les caprices d'un vieil oncle ; on peut également vous trouver d'une certaine mauvaise foi lorsque vous reprochez aux autres ce que vous pratiquez vous-même sans vergogne. Pour prendre un exemple précis, vous recourez une fois de plus au lieu commun du « cinéaste à carte » et à une certaine « politique des auteurs » qui ferait défendre les cinéastes « adoubés » indépendamment des qualités de leurs films. Soit. Il est possible que certains parmi eux bénéficient en effet d'une indulgence automatique (j'ai suffisamment râlé contre une presse aux pieds de Christophe Honoré ou de Benoît Jacquot pour n'être pas d'accord!) mais est-ce que Positif ne tombe pas aussi dans ce travers lorsque la revue défend systématiquement Patrice Leconte (Les grands ducs, Michel, sérieusement?) ou Bertrand Tavernier ?
De la même manière, je trouve que vous avez parfois une manière de schématiser, de faire des raccourcis un peu gênants. Je ne parlerai pas de votre vision de la politique, partageant assez votre aversion pour les totalitarismes mais n'arrivant pas à comprendre comment vous pouvez conjuguer un goût évident pour la révolte surréaliste et un éloge de la plus consternante des girouettes bien-pensantes (Philippe Val) ; mais de votre vision extrêmement caricaturale de l'art contemporain (oserais-je parler de « souverains poncifs »?) . Certes, les exemples que vous citez (le sac-poubelle de la Tate Modern) sont très justes et personne ne niera les excès de cet art contemporain. Mais faut-il jeter le bébé avec l'eau du bain et s'empêcher d'aimer Duchamp, Pollock, Rothko, Soulages et de nombreux autres sous prétexte que des imposteurs se sont imposés en les imitant ?
Vous qui appréciez une certaine « modernité » au cinéma (celle de Resnais, d'Antonioni, de Bergman, de Rocha, de Jancso...), je regrette que vous n'ayez pas plus de curiosité pour le cinéma dit « expérimental » qui ne se réduit en aucun cas aux six heures de film qu'Andy Warhol a consacrées à un homme qui dort !Je ne vois pas au nom de quels principes des gens comme Brakhage, Mekas, Morder, Snow, Anger voire Schroeter ou le Garrel des années 60/70 seraient moins importants que des cinéastes comme Sautet ou René Clément ?
Dans les mêmes passages, vous affirmez que les œuvres les plus novatrices finissent toujours par trouver leur public et qu'il n'y a pas « d'artistes maudits » (vous citez Le sacre du printemps ou Hiroshima mon amour). Et suivant ce raisonnement, vous en profitez pour égratigner un peu perfidement le cinéma des Straub.
Deux réflexions à ce sujet : je ne suis pas certains que toutes les œuvres intéressantes finissent par toucher un large public. Vous qui affectionnez particulièrement, et à juste titre, le surréalisme ; ne pensez-vous pas que des personnalités plus secrètes et toujours relativement méconnues comme René Crevel, Jacques Vaché, Paul Nougé ou Benjamin Péret valent infiniment plus que le sinistre Aragon ou l'indéboulonnable Eluard ? A l'inverse, des auteurs à succès comme Paul Bourget ont fini par être complètement oubliés et vous n'avez pas tort de citer le cas d'Henri Verneuil : qui, aujourd'hui, s'intéresse vraiment à son cinéma alors que ses films étaient d'immenses succès populaires ?
La qualité d'une œuvre, à mon sens, n'a rien à voir avec sa « popularité », même dans le temps. Mais comme vous ne réduisez pas cette « popularité » (à juste titre, encore une fois!) au succès en salle mais également en terme de renommée et d'études consacrées aux artistes (dans les universités, par exemple) ; laissez-moi vous raconter une anecdote en guise de deuxième réflexion.
J'habite à Dijon, ville où jamais un seul film des Straub a été projeté (c'est facile de dire que le public les boude si on ne montre pas leur œuvre!). Il y a eu une seule exception : une séance unique de Sicilia un dimanche matin, à l'heure de la messe. Eh bien je vous assure, cher Michel Ciment, que la salle était pleine et très attentive.
Je ne cherche pas à défendre absolument Jean-Marie Straub (je n'aime pas du tout les courts-métrages qu'il tourne depuis la mort de Danièle Huillet) mais cet exemple me semble prouver que votre raisonnement sur la « popularité » des œuvres et le mythe de l'artiste maudit qui n'existerait pas me semble biaisé. (Je suis certain que les époux Straub jouissent, à tort ou à raison, d'une renommée très supérieure à des cinéastes que vous admirez pourtant comme Makavejev, Jancso ou Rocha).
Si ces réflexions ont pu m'agacer, je dois désormais aussi admettre que j'ai dévoré vos mémoires avec un plaisir indéniable. D'une part parce que j'admire sincèrement votre grande culture, votre connaissance de la civilisation américaine, votre goût pour la peinture et la littérature. D'autre part parce que les rencontres que vous avez faites tout au long de votre vie (et, bien entendu, c'est loin d'être terminé!) sont absolument fascinantes. Moi qui n'ai pas un goût particulier pour le cinéma de Kazan, de Losey, de Boorman ; je dois reconnaître que vous m'avez donné envie de me replonger dedans. Et je ne parle même pas de votre rencontre avec Kubrick : les pages que vous lui consacrez sont admirables.
Outre les portraits des grands cinéastes que vous avez côtoyés et que vous savez peindre avec un sens de l'anecdote assez irrésistible ; j'ai beaucoup aimé la manière dont vous m'avez fait voyager à travers les festivals du monde entier. Là encore, j'ai beaucoup ri lorsque vous racontez comment vous avez présenté un film de Makavejev à John Ford ou comment le réalisateur de La prisonnière du désert, qui dormait nu, s'est levé de son lit pour jeter un livre qu'une organisatrice du festival lui avait apporté !
Votre livre fourmille d'anecdotes croustillantes et je n'en retiendrai que deux : ce moment savoureux où vous tentez de convaincre Marguerite Duras d'aller voir 2001, l'Odyssée de l'espace alors qu'elle n'en a jamais entendu parler (même si le film était sur les écrans) et celui où le pauvre Leonard Kastle s'évanouit lorsqu'il apprend que le boudin noir est confectionné à base de sang coagulé.
Avant de conclure, il faut également vous reconnaître un domaine où vous êtes inégalable : celui de l'entretien. Même le plus farouche de vos détracteurs ne pourra pas vous retirer ça : vous avez le sens du dialogue avec les grands cinéastes et ce n'est sans doute pas un hasard si vous êtes l'un des seuls à avoir pu approcher Kubrick ou Malick. Cet art vient à la fois d'une attention particulière à vos invités (quand il s'agit de radio mais je suppose que c'est la même chose par écrit), d'une connaissance très précise de leurs œuvres et d'un certain « retrait » lorsque vous conversez, à mille lieues de ces journalistes 2.0 qui ne cherchent qu'à se mettre en valeur (notamment en rentrant dans le lard des cinéastes).
Voilà cher Michel Ciment. J'espère que les petites taquineries que je me suis permis en début de lettre ne vous auront pas froissé et qu'elles n'éclipseront pas l'admiration sincère que je porte à vos mémoires. Il m'arrive souvent d'être en désaccord avec vous mais j'ai un grand respect pour tout ce que vous avez représenté dans le cinéma français (et encore une fois, ce n'est pas fini).
Je sais qu'un libraire de Beaune aimerait beaucoup vous faire venir à la rencontre du public. Si c'est le cas, je serai ravi de discuter avec vous de visu et de vous prouver que la pensée sur le cinéma est également vivante sur Internet (je ne parle pas pour moi qui me contente de « billets d'humeur »).
Et je vous félicite une fois de plus (ainsi que N.T.Binh qui vous interroge en toute amitié) pour cet ouvrage vivant, passionnant, drôle, parfois irritant mais dans le bon sens du terme puisqu'il incite à débattre, à réfléchir et à attiser sans cesse une passion commune pour le cinéma.
Recevez, cher Michel Ciment, les salutations d'un humble blogueur anonyme.
Dr Orlof