Bird people (2014) de Pascale Ferran avec Anaïs Desmoutiers, Josh Charles, Roschdy Zem, Hippolyte Girardot

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Bird people débute par une séquence assez extraordinaire où Pascale Ferran nous convie tout simplement à un banal trajet en RER de Paris direction Roissy Charles-de-Gaulle. Mais il faut tout son talent pour donner du sens à ces plans de foule, à ces flux aussi réguliers que désordonnés. La cinéaste joue beaucoup sur le son, saisissant au vol un brouhaha d'où se dégage parfois des conversations au téléphone, entre amis ou des sons « off » (la passagère qui écoute La javanaise). Par sa manière très particulière de mixer ces ambiances sonores, Pascale Ferran nous plonge immédiatement dans un rythme très contemporain où les solitudes individuelles se côtoient sans se voir, où l'autre n'existe plus que comme « fond sonore » (avec toujours ces être nuisibles braillant dans leurs portables). Mais déjà, dans les premiers plans, elle suggère qu'un petit caillou peut gripper ces rouages. Dans les flux de passagers du RER, elle attire l’œil sur des individus ralentissant le ballet, interrompant leur marche pour regarder un panneau ou marquant une pause.

Tout l'enjeu de Bird people tient dans ces quelques plans : sortir de la logique du flux, faire un pas de côté et ne plus être asservi à la dictature de la vitesse et de la compétition à tout crin.

Le titre du film aidant, on songe évidemment au beau poème de Jean Richepin jadis mis en musique par Georges Brassens Les oiseaux de passage :

 

Et tous sont ainsi faits ! Vivre la même vie
Toujours pour ces gens-là cela n'est point hideux
Ce canard n'a qu'un bec, et n'eut jamais envie
Ou de n'en plus avoir ou bien d'en avoir deux
.


Mais à l'époque, il s'agissait pour le poète d'opposer au conformisme gluant des bourgeois pépères la liberté des artistes, des bohémiens... Les temps ont changé et les oppositions de classe sont désormais (du moins, en apparence) moins marquées. Pascale Ferran va choisir de s'intéresser à la destinée de deux individus que tout oppose mais qui décident, un beau jour, de faire ce pas de côté.

 

Le premier est Gary, un homme d'affaires américain en transit en France avant de décoller vers Dubaï. Sans véritables raisons (même si la vue d'un accident de la route lui fait prendre conscience de la relativité de toute chose), il est pris d'angoisses nocturnes et décide de ne pas prendre son avion, de tout abandonner : travail, famille, patrie... Pascale Ferran filme avec beaucoup de sensibilité ce soudain renoncement. Le décor d'aéroport et de chambre d'hôtel est parfait pour exprimer ce malaise existentiel qui soudain envahi Gary. On songe à quelques films qui ont su exprimer la même chose dans les mêmes lieux, que ce soit Jarmusch dans Mystery train ou encore Sofia Coppola (surtout dans Lost in translation et, éventuellement, dans le plus bancal Somewhere). Dans ces lieux de transit que sont les hôtels naît toujours une sensation un peu cotonneuse, un décalage où l'angoisse s'accompagne également d'un paradoxal sentiment de liberté. Pascale Ferran filme merveilleusement ces lieux, procédant par micro-ellipses qui font de Bird People un film à la fois « moderne » mais sans ostentation. La cinéaste a une manière bien à elle de raccorder les plans sur les mains mais ces coupes franches, où se logent les ellipses, ne sont jamais voyantes ou soulignées. Il ne s'agit pas de refaire du Bresson mais d'éviter cependant l'esthétique plate et anonyme du téléfilm. Cette manière d'agencer les plans lui permet de donner ce sentiment de flottement qui habite le personnage : il ne s'agit pas de le cerner psychologiquement ou « sociologiquement » (le businessman qui réalise soudain l'inanité de son existence) mais de faire sourdre un malaise existentiel dans les interstices des images. Encore une fois, la cinéaste procède avec beaucoup de délicatesse, sans avoir recours aux « tics » du cinéma d'auteur contemporain. Elle soigne à la fois son image (ces plans mordorés dans la chambre d'hôtel et cette lumière qui sculpte les lieux en dégradés) et le son. A ce titre, la scène de l'accident est superbement mise en scène, avec ce léger ralenti et cette nappe sonore qui correspond parfaitement à une perception mentale du personnage. Sans jouer sur les dissonances que l'on pouvait attendre, Ferran parvient à cerner son personnage en laissant planer des zones d'ombre et lui conservant une certaine opacité.

On peut d'ailleurs un peu regretter la trop longue scène d'explications entre Gary et sa femme (via Skype) car, pour le coup, la cinéaste souligne un peu ce qu'elle suggérait jusqu'alors. On retombe un peu dans le thème de l'incommunicabilité cher à Antonioni et un existentialisme un peu lourd. Même la mise en scène devient un peu plus convenue à ce moment (longs plans fixes « signifiants »).

 

Mais arrive ensuite la deuxième partie du film qui s'intéresse de façon plus précise à la journée d'Audrey (Anaïs Desmoutiers) qui travaille comme femme de chambre au Hilton. Cette fois, on songe au film de Benoît Jacquot La fille seule mais Pascale Ferran évite, là encore, le discours de type sociologique (le monde du travail) pour bifurquer sur les chemins du conte. La construction du film, aléatoire et pleine de ramifications, est, pour moi, l'hypothèse Resnais de Bird people (on sait que la cinéaste adore Mon oncle d'Amérique et les réminiscences de ce film sont nombreuses).

Sans vouloir trop en révéler, disons que le « pas de côté » effectué par Audrey sera davantage un « envol » qui lui permettra d'appréhender le monde d'une manière un peu différente. Là encore, il y a de superbes moment dans cette partie, comme cette envolée au-dessus de Roissy sur le Space Oddity de David Bowie. Avouons-le, il y a aussi quelques longueurs, comme si Ferran voulait à tout prix montrer qu'on peut filmer sans être prisonnière d'un scénario et se contenter de la pure sensation. Pourquoi pas mais il manque alors un petit quelque chose pour que ça prenne totalement (la scène avec le dessinateur japonais est un peu ratée, par exemple).

Cette partie permet néanmoins à Pascale Ferran de faire, en tant que cinéaste, son propre pas de côté. Par rapport à nos existences, elle propose moins un regard « sociologique » qu'une envolée poétique. Manière de saisir à la fois nos solitudes modernes tout en gardant une certaine croyance dans les vertus du conte. A ce titre, les dernières scènes sont assez magiques, quand se dessine enfin un franc sourire sur le visage d'Anaïs Desmoutiers, petite princesse aux pieds nus.

Ces mains saisies en insert qui marquaient jusqu'alors une certaine idée de la déréliction du monde deviennent le signe d'un espoir possible.

C'est peu dire qu'on a envie d'y croire...

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