Les plaisirs de la chère
Le festin de Babette (1987) de Gabriel Axel avec Stéphane Audran, Bibi Andersson (Editions : Carlotta films)
Sortie le 5 novembre 2012
L’histoire du Festin de Babette est un conte de fée. Avant de tourner ce film, le réalisateur Gabriel Axel (né en 1918 !) avait déjà une œuvre conséquente sans parvenir pour autant à dépasser les frontières de son Danemark natal. Seuls les amateurs de « cinéma bis » et polisson avaient, éventuellement, pu tomber sur quelques œuvrettes érotiques de son cru (Le joujou chéri, Rêves érotiques aka Le cher amour) ou une comédie grivoise tournée en Allemagne (Sexe motorisé).
Qui aurait misé une couronne danoise sur cette adaptation d’une nouvelle de Karen Blixen (qui porta aussi chance à Sydney Pollack lorsqu’il réalisa Out of Africa) se situant dans un coin perdu du Jutland et mettant en scène une petite communauté luthérienne soudée autour du souvenir d’un pasteur défunt et initiée le temps d’un repas aux fastes de la cuisine parisienne grâce à Babette (Stéphane Audran), la servante française ?
Et pourtant, le film va connaître un immense succès et remporter, en 1988, l’oscar du meilleur film étranger.
On peut s’interroger aujourd’hui sur le pourquoi d’un tel phénomène. Souligner que ce film fait la part belle à des émotions simples et qu’il tranche radicalement avec tout ce qui se faisait alors (et maintenant) sur les écrans de cinéma : pas de violence, pas de sexe et une certaine foi en l’Homme et en la fraternité.
D’une certaine manière, on pourrait dire (sans mépris) que Le festin de Babette est au cinéma ce que les romans d’Anna Gavalda et de Muriel Barbery (L’élégance du hérisson) sont à la littérature. Gabriel Axel partage avec ces deux romancières une faculté pour rendre romanesque le quotidien grisâtre de destins « ordinaires ». Et cet unanimisme assez consensuel (il faut l’admettre aussi) a, dans ce cas précis, des facultés émollientes indéniables. Il faudrait être d’un cynisme intolérable pour ne pas être touché par ce récit à la fois simple mais qui sait jouer sur des émotions profondes et plutôt fines.
Alors disons-le tout net maintenant : ce n’est certainement pas du grand cinéma mais un film qui rend heureux (ce qui n’est déjà pas mal, convenons-en). Essayons d’être plus précis. Si l’on chausse son lorgnon de critique impitoyable, on admettra que la mise en place du récit est un peu longue, d’un académisme propre (jolie photo mordorée) et reposant sur des facilités narratives (l’omniprésence de la voix-off).
Gabriel Axel expose longuement les enjeux de son film à l’aide de flash-back qui, peu à peu, permettent d’épaissir le trait et de donner vie à cette petite communauté protestante danoise (par exemple, c’est bien plus tard qu’on comprend que ce qui réjouit un nécessiteux dans les aumônes que lui offrent les deux sœurs, c’est la cuisine de Babette).
Arrive alors le morceau de bravoure du film (en gros, le dernier tiers) qui n’est rien d’autre que le festin annoncé par le titre. Et là, je dois admettre que toutes les réticences tombent et que c’est un pur…régal (forcément !). Persuadés qu’ils commettent un péché, les convives se sont juré de ne pas commenter ce qui leur est servi. Du coup, le cinéaste joue intelligemment sur le contraste entre les plats somptueux qui défilent (sans oublier les bonnes bouteilles) et la mine des invités, obligés de dissimuler leurs émotions tout en laissant transparaître par de petits détails leur satisfaction. Seul un vieux (et impayable) officier exprimera tout au long du repas son allégresse.
Outre cette manière assez prodigieuse qu’a Axel de filmer les plaisirs de la table (jamais je crois on a filmé avec autant de sensualité gourmande la nourriture –je rêve désormais de goûter à la caille en sarcophage !-, le vin qui coule doucement dans un verre…), il évite le caractère redondant qu’auraient eu les réactions enthousiastes d’une table conquise. Le dîner durera donc une demi-heure et la séquence est aussi drôle que touchante.
Et pour revenir à Muriel Barbery (on se souvient de sa concierge fan du cinéma d’Ozu), il y a chez Axel une manière assez touchante de montrer l’aspiration au « Beau » chez les petites gens. Ses personnages sont modestes mais ils « communient » dans le goût commun de cet art culinaire. De la même manière, le cinéaste nous avait fait l’éloge dans la première partie de l’art lyrique et du chant. Comme si l’Art permettait de transcender la grisaille de la morale et de l’ennui.
Encore une fois, le film n’est pas un chef-d’œuvre (il est trop modeste pour ça) mais il parvient cependant à réjouir les sens. Inutile, donc, de s’en priver !