Le soldat Dieu (2010) de Koji Wakamatsu avec Shinobu Tarajima, Shima Ohnishi


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C’est peu dire que Koji Wakamatsu est à l’honneur ces derniers temps. La Cinémathèque française propose actuellement une grande rétrospective de son œuvre (ô parisiens, vous ignorez à quel point vous pouvez être vernis !), un ouvrage regroupant ses textes, un entretien fleuve et des essais introductifs vient de sortir aux éditions IMHO (j’en parle ici) et les éditions Blaq Out proposent un troisième coffret DVD des films de ce cinéaste décidément hors normes. A cela s’ajoute la sortie en salle, sous une pluie d’éloges, de son dernier long-métrage Le soldat Dieu (Ours d’argent de la meilleure actrice au dernier festival de Berlin).

Il n’est pas question de revenir ici en détails sur la carrière de Wakamatsu mais de souligner qu’il fut l’un des observateurs les plus originaux et les plus lucides des évolutions de la société japonaise à compter du milieu des années 60. Il fut, avec des gens comme Oshima (n’oublions pas qu’il produisit L’empire des sens) et Yoshida, un observateur privilégié des spasmes et convulsions que connut l’Empire du Soleil Levant sous la poussée des mouvements contestataires à la fin des années 60 et au début des années 70. Des films comme Sex Jack ou le magnifique L’extase des anges s’inscrivent à la fois dans le cadre d’un genre ultra codé (le pinku eiga) tout en parvenant à en redéfinir les contours et à le subvertir.

Wakamatsu le dit lui-même : « J’ai fait de tous mes films des hymnes à la révolte » et son esprit révolutionnaire le poussera à soutenir l’Armée Rouge ou encore à épouser la cause palestinienne (en 1971, il réalise Armée Rouge/ FPLP : Déclaration de guerre mondiale).

Le temps n’a, semble-t-il, rien apaisé de ces passions dont le cinéaste a donné de si beaux exemples. Sauf qu’avec l’âge, il semble maintenant vouloir faire le point sur le passé et analyser de manière plus froide (la distance aidant) les évènements récents de l’Histoire du Japon.

Son avant-dernier film, United Red Army, dressait un tableau de l’histoire de l’armée rouge et de son échec. Avec Le Soldat Dieu, Wakamatsu revient aux possibles « racines du Mal » en se penchant sur le nationalisme et le militarisme japonais au cours de la seconde guerre mondiale. Le cinéaste souligne avec une certaine justesse (toujours dans le livre Koji Wakamatsu : cinéaste de la révolte) que les seuls pays qui virent naître une « armée rouge » dans les années 70 furent les trois pays de l’Axe ayant connu le fascisme sous des formes diverses lors de la seconde guerre mondiale (l’Allemagne, l’Italie et le Japon). Il s’agit donc, pour le cinéaste, d’interroger ce passé et d’évoquer la mémoire de la génération précédant la sienne.

Envoyé au front pour la plus grande gloire du Japon et de l’Empereur, le lieutenant Kurokawa revient dans son village couvert d’honneurs et de médailles… mais sous la forme d’un homme tronc (il a perdu ses membres au combat et son visage est également partiellement défiguré). Héros local, il est désormais entièrement pris en charge par son épouse dévouée qui va devoir s’en occuper et satisfaire à ses caprices (car, pour le dire de façon peu imagée, le dernier membre qui lui reste semble encore fonctionner !)

 

Comme beaucoup de films de Wakamatsu, Le Soldat Dieu débute par un viol (comme dans Naked bullet, Shinjuku Mad ou l’extraordinaire Quand l’embryon part braconner). Il s’agit pour le cinéaste de montrer un visage de l’oppression à travers cette action et de faire du viol une métaphore plus globale de l’individu opprimé par le Pouvoir.

Le « héros » qui revient du champ de bataille est souvent filmé de manière frontale au centre d’une pièce, surcadré par des cloisons qui le placent au centre de tous les regards. De la même manière, les médailles, les articles de journaux en font une figure « triomphante ». L’ironie de Wakamatsu est de montrer sans cesse que ce vaillant combattant n’est désormais plus qu’une chenille humaine, souverain dérisoire d’un royaume minuscule et que tous ces grands discours sur les sacrifices à l’Empereur, la gloire du Japon et le patriotisme ne sont que du vent et n’apportent que mort et désolation (voir les images d’archives qui viennent rappeler les horreurs de la seconde guerre mondiale).

Avec un humour très noir et une rage intense, le cinéaste décortique et dénonce à travers ses images chocs l’absurdité et l’horreur du nationalisme, du militarisme et de l’esprit guerrier qui annihilent toute individualité et humanité. On retrouve alors cette image de l’individu enfermé, prisonnier du joug d’un Pouvoir meurtrier. Comme de nombreux films de Wakamatsu, Le Soldat Dieu est essentiellement un huis clos où se joue un rapport de pouvoir et de libération.

L’une des grandes forces du film, c’est qu’il n’est pas simplement un réquisitoire « humaniste » contre les horreurs de la guerre dans le style de Johnny got his gun de Trumbo (beau film mais là n’est pas la question). Si Kurokawa est, bien entendu, une victime de la guerre ; ce n’est pourtant pas quelqu’un sur qui le cinéaste cherche à s’apitoyer. Pour le dire même très crûment, il s’agit d’une belle ordure qui a violé de jeunes chinoises pendant le conflit sino-japonais et qui se comporte avec sa femme comme un odieux petit dictateur.

Si le lieutenant est à la fois victime d’un ordre plus global (l’ordre impérial et le militarisme japonais), il reproduit à son échelle cette oppression (son épouse lui rappellera qu’il la battait sans arrêt).

C’est donc à travers le personnage de la femme que se déploient véritablement les enjeux du film. Après avoir présenté le ridicule d’un homme réduit à un tronc et à ses fonctions vitales (boire, manger, dormir, pisser, éventuellement copuler) et qui semble content de son sort parce que l’Etat lui a concédé quelques ridicules médailles ; Wakamatsu va montrer comment cette épouse va finir par se libérer de ses chaînes et accueillir la défaite du Japon avec un sourire de satisfaction.

Déjà dans Quand l’embryon part braconner, c’est au cœur même de la soumission la plus abjecte et de l’oppression que la femme parvenait à trouver la force de sa libération. C’est un peu le même processus dans Le soldat Dieu : d’abord contrainte à se dévouer corps et âmes à son mari mutilé ; la jeune femme va prendre conscience de la totale impuissance de cet homme (et, par extension, de toute une tradition patriarcale et belliqueuse) et se libérer de ce cadre oppressant.

Ce mouvement, Wakamatsu le traduit grâce à des images fortes et violentes dont l’intensité impressionne durablement. Intensité de ce rapport de force au cœur d’un couple qui parvient à traduire un « conflit de classes » (désolé pour l’expression qui pourrait paraître désuète mais l’est-elle vraiment ?) à l’échelle de tout un pays. Sans didactisme, le cinéaste nous offre une vision particulièrement percutante de l’Histoire de son pays et prouve qu’il n’a rien perdu de sa rage contestatrice.  

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