Les yeux de Carrie
Carrie (1976) de Brian de Palma avec Sissy Spacek, Piper Laurie, Nancy Allen, Amy Irving, John Travolta
Je dois vous confier que ce n’est pas sans une certaine appréhension que je me suis décidé à revoir Carrie. Non seulement parce que c’est un film que j’ai adoré à l’adolescence mais également parce qu’il fait partie de ce rare corpus de films qui a véritablement forgé mon identité de cinéphile. D’une part, parce qu’il s’agit d’une des meilleures adaptations de Stephen King qui fut pendant longtemps le seul auteur que je pus lire ; d’autre part, parce qu’avec La mouche et Blue velvet, Carrie me permit également de réaliser à quel point le cinéma de genre que je prisai alors (le fantastique et l’horreur) pouvait également être un cinéma « d’auteur » et faire preuve d’un grand style.
Revoir ce genre de film après de nombreuses années, c’est le risque d’abimer un souvenir émerveillé et de tuer cette petite part d’adolescence qui reste nichée en nous.
Pourtant, même s’il est possible que je l’aime d’une manière différente qu’à l’époque, je peux d’emblée affirmer que je l’aime toujours autant. Les adaptations réussies de Stephen King, il y en a quelques unes (au moins une demi-douzaine) mais les plus parfaites sont celles où l’univers de l’écrivain s’adapte parfaitement à celui des cinéastes. Du coup, il peut arriver que ledit cinéaste trahisse le matériau originel pour l’emporter du côté de ses obsessions, de son désir (Shining de Kubrick). Chez De Palma (comme plus tard chez le Cronenberg de Dead zone), il y a une adéquation parfaite entre le récit imaginé par King et les thématiques chères aux cinéastes.
Je me demande néanmoins si ce qui tient le moins bien le coup dans Carrie ne vient pas d’abord du roman de Stephen King. La seule petite réserve que je pourrais éventuellement apporter concerne le personnage de la mère incarnée par Piper Laurie : son outrance, sa folie sont un peu trop exacerbées pour réellement convaincre. Difficile de croire qu’une fille de 1976 puisse ignorer ce que sont ses propres règles et qu’elle vive sous la coupe d’une mère tyrannique et totalement fanatisée (même si on a revu récemment une mère de cet acabit dans Black swan). La charge antireligieuse est un peu lourde et c’est pourtant un agnostique bouffant volontiers du serviteur de tous les dieux qui vous parle !
De Palma a néanmoins l’intelligence de ne pas trop aller dans cette direction puisque Carrie est avant tout le portrait d’une jeune femme isolée et exclue qui va perdre son innocence. A ce titre, la scène de douche qui ouvre le film est symbolique puisque le sang versé correspond évidemment à ce sentiment de perte, à une mort de l’enfance. Mais elle se double chez De Palma d’un sens plus large autour des images : c’est le cinéma dans son ensemble qui a perdu son innocence et les images ne sont plus « vierges » (le cinéaste multipliera ces scènes de douche – Pulsions, Phantom of the paradise- qui viennent directement du Psychose d’Hitchcock). Chez De Palma, les films débutent généralement par un « viol » (la violence que Carrie subit de la part des autres filles) et par un « meurtre » (le sang qui coule). Pour le cinéaste, il s’agit alors de travailler sur des motifs « classiques » (le thriller hitchcockien souvent) et de les relire avec ce sentiment qu’ils ont déjà été traités. L’image n’est plus une « fenêtre ouverte sur le monde » mais un miroir aux mille reflets.
L’une des plus belles séquences du film est, bien entendu, celle du bal où Carrie se rend avec son prétendant. Le moment où elle gagne le concours du plus beau couple, De Palma se met à dilater le temps, à filmer au ralenti son visage radieux (a-t-on vu, depuis, un aussi beau visage émerveillé ? A-t-on jamais mieux figuré littéralement l’expression « être sur son petit nuage » ?) puis la longue marche vers l’estrade avant que n’advienne le drame (filmé en éclatant les points de vue simultanés comme chez Hitchcock). Dans ce passage, le cinéaste passe d’un sentiment d’euphorie à un sentiment de perte, de souillure, d’humiliation. Le sang du porc qui dégouline le long de Carrie est le rappel d’un motif esthétique qui court tout au long du film : le sang des règles ou ce verre d’eau jeté au visage de la jeune fille par sa mère hystérique.
Est-il besoin de rappeler que l’élément fantastique de Carrie surgit lorsque l’héroïne réalise qu’elle possède des pouvoirs de télékinésie et qu’elle peut faire bouger les objets à distance ? L’une des forces du film vient du fait que cette hypothèse surnaturelle se traduise à l’écran par de véritables choix de mise en scène. C’est avant tout par le regard (le regard à la fois fascinant par sa pureté mais également terrifiant de Sissy Spacek) qu’adviennent les évènements surnaturels. Par le biais d’un raccord foudroyant, le regard de Carrie peut faire tomber un sale mioche de son vélo. C’est également par un regard qui devient omniscient à la fin de la scène du bal (utilisation du split-screen) que la jeune fille provoque la catastrophe. Son regard épouse alors celui d’un metteur en scène qui cherche à montrer que le cinéma tient désormais moins à ce qui est montré qu’à la manière de le montrer. Carrie est un grand film formaliste (les mouvements de caméra virtuoses, notamment lors du slow entre Carrie et son cavalier) et maniériste (le film est au fantastique ce qu’Il était une dans l’Ouest est au western). L’image a désormais le pouvoir de modifier l’espace, de rompre l’illusion de continuité recherchée par le cinéma classique. La dernière séquence du rêve d’Amy Irving, très classique chez De Palma à cette période, est caractéristique de cette volonté de montrer que tout n’est qu’image et illusion.
Pour prendre un autre exemple moins frappant que ces raccords sur les regards qui permettent de bouleverser le mouvement des objets dans l’espace ; il faut voir comment De Palma « aplani » littéralement l’espace dans une scène se déroulant en classe. En utilisant une courte focale, il place dans un même niveau de netteté celui qui sera le futur cavalier de Carrie et la jeune fille qui est pourtant à quelques rangs derrière. Par ce seul détail de mise en scène, le cinéaste montre la manière avec laquelle le regard (du metteur en scène, de l’héroïne…) peut recréer un espace imaginaire, illusoire…
L’ambition de Brian de Palma a toujours été là : traquer le caractère illusoire d’un monde qui n’existe plus qu’à travers les images (Carrie est gorgé de réminiscences hitchcockiennes). D’une certaine manière, et dans le cadre d’un genre « irréaliste » par essence, Carrie annonce les futurs personnages de De Palma, trahis par les images.
C’est ce qui le rend à la fois passionnant et parfois très émouvant car comme dans ses films suivants (en particulier ceux tournés avec Nancy Allen), le cinéaste éprouve une réelle empathie pour son personnage.
Et si Carrie était le personnage le plus touchant de toute la filmographie du maestro ?