Malaise dans la civilisation
La dernière maison sur la gauche (1972) de Wes Craven
La dernière maison sur la gauche est le premier long-métrage de Wes Craven et c’est peu dire que ce coup de poing dans l’estomac n’a rien perdu de sa vigueur. Le découvrir à une époque où le cinéma d’horreur est devenu totalement aseptisé et édulcoré (malgré leur extrême violence, les remakes de la colline à des yeux ou de Massacre à la tronçonneuse ne valent pas un pet de canard) permet de réaliser à quel point le cinéma américain des années 70 flirta avec les limites et osa les repousser d’une manière qui paraît inenvisageable aujourd’hui.
C’est moins d’ailleurs la « violence » qui choque dans ce film (même si certaines scènes sont très éprouvantes et d’autres assez gore) qu’une certaine sauvagerie, un nihilisme qui fait vaciller tous nos repères.
Comme Massacre à la tronçonneuse, le film s’inspire d’un fait divers réel : deux jeunes filles sont kidnappées par un groupe de repris de justice (un père et son fils, un bandit plus âgé et une femme totalement givrée) et seront massacrées après avoir été violées et torturées.
Dans un premier temps, La dernière maison sur la gauche peut apparaître comme un prototype du slasher avec ses tueurs fous qui déciment des adolescents pour les punir d’aller dans des concerts de rock (forts) et de fumer de l’herbe. Le côté « sale » de l’image rappelle là encore le chef-d’œuvre de Tobe Hooper (Massacre à la tronçonneuse) et la colline à des yeux du même Craven. Nous sommes dans une vision presque « documentaire » du quotidien de familles américaines moyennes qui basculent soudain dans l’horreur la plus pure.
Là où le film s’avère assez fort, c’est lorsque les parents de Mari, chez qui les tueurs ont la drôle d’idée de faire une étape, se vengent des bourreaux de leur fille.
D’abord parce que ces personnages se font justice eux-mêmes et que la police est totalement hors du coup. Il y a une scène assez symptomatique où des jeunes font mine de prendre en stop les deux policiers chargés de l’affaire et accélèrent au dernier moment en faisant de grands bras d’honneur à la maréchaussée et les « représentants de l’ordre » ne font plus que de la figuration. Craven est particulièrement clair : il n’y a désormais plus de Loi dans cet univers là. Le talent du cinéaste, c’est d’éviter de nous faire jouir de cette vengeance comme dans la vulgaire série des Justicier dans la ville. Les parents agissent avec la même sauvagerie et la même violence que les tueurs, ce qui permet à Craven de mettre le spectateur en face de ses pulsions les plus inavouables, en face de ses instincts les plus sauvages. Toutes proportions gardées, on songe à la leçon de Fritz Lang dans M le maudit montrant que l’homme, même en agissant au nom du Bien (qui n’aurait pas envie de se venger de l’assassinat de son propre enfant ?), pouvait redevenir un sauvage, une bête assoiffée de sang (voyez cette soif de lynchage que nous avons vu ressurgir dans « l’affaire Polanski » : n’est-elle pas finalement plus effrayante lorsqu’elle se drape dans les oripeaux du Bien suprême ?).
Chez Craven, c’est le règne du chaos et du nihilisme qui l’emporte. Tout ce qui constituait les valeurs fondamentales de l’Amérique s’est effondré pour un retour à la barbarie et à la sauvagerie la plus extrême (on songe aussi à Délivrance de Boorman). Il serait à ce propos assez intéressant d’analyser la place de la famille dans le cinéma d’horreur des années 70. Alors qu’elle constitue une des valeurs fondamentales des Etats-Unis, elle devient ici une cellule cancéreuse et dangereuse.
Au départ, le cinéaste nous offre une image stéréotypée de la famille modèle américaine : pendant qu’elle va à un concert avec une amie, papa et maman préparent une grande fête à la maison pour l’anniversaire de la princesse. Or cette vision est contrebalancée par celle de la « famille » des tueurs : un père qui habitue son fils aux drogues dures et qui finira par le pousser au suicide. On a là les prémisses de ces familles dégénérées que nous retrouverons dans La colline à des yeux et Massacre à la tronçonneuse. Quant à la famille normale, il suffit qu’elle soit confrontée à un évènement tragique pour sombrer elle aussi dans la démence et la sauvagerie la plus extrême.
Le regard de Craven est assez juste car il n’offre jamais aux spectateurs le confort qu’il pourrait attendre. Alors qu’on commence par haïr les bourreaux (ça paraît logique !), il y a un très beau moment où le temps semble suspendu et où ces hommes semblent prendre conscience des horreurs qu’ils viennent de commettre et même avoir des remords.
Et quand viendra l’heure de la vengeance, celle-ci apparaîtra comme tellement froide et calculée qu’elle empêchera l’identification pulsionnelle aux victimes (à l’inverse de ce que fera Deodato dans son complaisant remake La maison au fond du parc).
Comme beaucoup des films de cette époque (d’une certaine manière, La dernière maison sur la gauche est le pendant horrifique de films plus « nobles » comme Orange mécanique ou Les chiens de paille), celui-ci porte un regard noir et désabusé sur le devenir d’une civilisation américaine courant à sa perte…