Méliès l'enchanteur
Georges Méliès (30 films)
Puisqu'il a été question il y a peu des frères Lumière, je vous propose de poursuivre en toute logique notre exploration des débuts du cinématographe avec Georges Méliès. Il est toujours de bon ton d'opposer aux « documentaires » de Louis et Auguste Lumière les fictions de Méliès. Or les choses ne sont pas aussi simples que cela.
On sait que les Lumière considéraient le cinématographe comme « une invention sans avenir » et qu'ils ont toujours mis en valeur la dimension scientifique (et non « artistique ») de leur bébé. Ce qu'invente Méliès, c'est moins la « fiction » que la notion même de « spectacle cinématographique ». Le cinéma ne permet plus seulement de reproduire le mouvement du monde : il peut donner lieu à des récits et matérialiser les rêves les plus fous. Ceci dit, on aurait tort de déduire de ce postulat que Méliès fut l'inventeur du langage cinématographique (il n'est pas Griffith) : il se contenta (mais c'est déjà énorme) de transposer à l'écran son univers de forain génial.
Mais n'anticipons pas.
D'un point de vue purement « formel », l’œuvre de Méliès ne se distingue pas réellement de l’œuvre des Lumière. Dans les deux cas, il n'est pas encore question de « plan » mais de « vues » pour les inventeurs lyonnais et de « tableaux » pour le magicien de Montreuil.
On ne sera donc pas surpris que la première réalisation de Méliès (Une partie de carte -1896) soit une simple « vue » tournée dans le jardin du cinéaste et une espèce de « remake » de Partie d'écarté ...des frères Lumière !
Un des grands intérêts de ce DVD, c'est de montrer que Méliès ne fut pas seulement un génial bricoleur de fantaisies. Il tourna quelques films « réalistes », notamment ses fameuses « reconstitutions » comme Le sacre d'Edouard VII (1902) ou L'affaire Dreyfus (1899). Ces films, plutôt ennuyeux, se révèlent très inférieurs aux vues Lumière. D'une part, parce que l'esthétique du tableau est assez figée (frontalité des plans d'ensemble, mouvements assez artificiels dans le cadre, entrées et sorties de champs toujours identiques par la gauche ou la droite de l'écran) et relève d'une sorte de « théâtre filmé ». A l'inverse des frères Lumière, ces films n'enregistrent aucune « vie » et ne présentent pas un grand intérêt du point de vue « archivistique ».
Le seul intérêt de ces films « réalistes » de Méliès sont une crudité parfois étonnante : un suicide dans L'affaire Dreyfus ou une décapitation dans Les incendiaires (1906), mélodrame sans véritable souffle.
Méliès fut également très attiré par la comédie et certaines de ses œuvres peuvent apparaître comme de véritables précurseurs au cinéma burlesque. Des films comme Une chute de cinq étages (1906), Les malheurs d'un photographe (1908), Il y a un Dieu pour les ivrognes (1908) ou encore La cardeuse de matelas (1906), avec leur rythme endiablé et leurs innombrables courses-poursuites relèvent déjà pleinement du genre. Sauf que ce qui fera le génie du cinéma burlesque américain tient autant aux performances des acteurs à l'écran qu'à un véritable sens de la mise en scène qui n'existe pas encore chez Méliès. Ces comédies se réduisent le plus souvent à des gesticulations dans un même tableau. Si l'accumulation est plaisante, ces films ont plutôt mal vieilli et seul leur aspect « archéologique » leur confère un certain charme.
Je n'apprendrai rien à personne en écrivant que le génie de Méliès tient avant tout à ses fantaisies. Magicien et forain d'origine, l'artiste prolonge par les moyens du cinématographe ses tours d'abord joués pour la scène. Mais ce faisant, il invente aussi les effets-spéciaux au cinéma et parvient, plus d'un siècle après, à nous éblouir par la virtuosité de ses trucs. Ses films les plus époustouflants sont ces bandes très courtes où il expérimente tous les trucages imaginables : surimpressions (le très joli Les affiches en goguette de 1906 où les publicités prennent vie), substitutions par arrêt et reprise de la caméra (voir le très réussi Déshabillage impossible (1900)). Des films comme Un homme de tête (1898) ou Le mélomane (1903) sont à la fois des prodiges techniques (Méliès multiplie les surimpressions et « décapite » sa propre tête 6 ou 7 fois) et de purs chefs-d’œuvre de drôlerie. Dans le même genre féerique, Le chevalier mystère est incroyablement beau et poétique.
Il paraît normal qu'un homme épris à ce point de merveilleux se soit penché sur l'adaptation de la mythologie (le très habile L'île de Calypso ou Ulysse et le géant Polyphème -1905 qui condense en un peu plus de trois minutes trois épisode de l'Odyssée d'Homère) ou de contes de fée. Oublions les deux adaptations de Cendrillon (1899 et 1912) que je trouve assez plates pour saluer l'excellent Barbe-bleue (1901) ou l'imaginaire visuelle de Méliès fait merveille.
Dans cet univers de fantaisie, le cinéaste croise également l'exotisme (Le fakir de Singapour -1908-) et un personnage récurrent dans son œuvre : le diable (qu'il incarne souvent lui-même). Si l'on peut se dispenser des 400 farces du diable (1906), beaucoup trop long (plus de 17 minutes) ; on est saisi par la grâce du Chaudron infernal (1903), splendide féerie coloriée à la main, image par image, par Méliès ou par le rythme effréné de Sorcellerie culinaire (1904).
Adapté de l’œuvre de Jules Verne, Le voyage dans la lune (1902) reste le film le plus célèbre de Méliès. C'est un chef-d’œuvre, bien évidemment mais on peut aussi y déceler ce qui a un peu vieilli dans ce « cinéma primitif ». Pour ma part, je trouve les premiers tableaux assez ratés : Méliès restant prisonnier de cette esthétique théâtrale du cinéma des débuts : plans d'ensemble montés sans véritables raccords, gesticulations des personnages dans le cadre. Dès que les savants sont propulsés dans l'espace et que leur fusée vient se planter dans l’œil de la lune (une des images les plus célèbres de toute l'histoire du cinéma), la fantaisie débute vraiment et le film devient génial. D'une part parce que les trucages conservent leur pouvoir de fascination mais également parce que cette accumulation d'étoiles se transformant en femmes, de surimpressions, d'escamotages donnent au film une véritable dimension poétique.
Méliès tentera de renouveler l'exploit en tournant en 1912 une Conquête du pôle assez fastidieuse et dénuée de cette magie originelle. D'une manière générale, le cinéaste devient assez laborieux lorsqu'il tourne des films plus longs (Cendrillon ou la pantoufle merveilleuse, Les 400 farces du diable...) alors qu'il est admirable sur des bandes très courtes.
Sur les quelques 500 films que Méliès a tournés, on en a retrouvé désormais à peu près la moitié. Ces 30 films édités en DVD (avec des bonus intéressants, comme cette rencontre de Franju avec André, le fils de Méliès) sont une excellente entrée en matière pour se familiariser avec l’œuvre d'un des grands magiciens du septième art...