Omnia Vanitas
Achille et la tortue (2008) de et avec Takeshi Kitano
Savez-vous ce qui me frappe à chaque soirée électorale, bien plus d’ailleurs que les résultats dont je me contrefiche royalement ? C’est l’immense vacuité de tous les discours que l’on peut entendre : entre ceux qui jubilent d’avoir gagné (par défaut !), ceux qui pensent déjà alliances et plans de bataille ou ceux qui, par diverses contorsions rhétoriques, estiment que la défaite n’en est pas vraiment une ; tous me font songer à des rats se disputant pour quelques miettes de fromage (fromage qu’on nommera en l’occurrence « pouvoir »). Quel rapport avec le dernier Kitano, me direz-vous ? Eh bien Achille et la tortue ne parle finalement que de ça : de la vanité humaine (dans le film, Machisu ne recherche pas le « pouvoir » mais la gloire qui en est pourtant une forme) et de l’immense vacuité des choses puisqu’au bout du chemin il n’y a que la mort et le néant.
Cinéaste phare des années 90, il faut bien avouer qu’on avait un peu perdu de vue Kitano. Je ne suis pas de ceux qui pensent que la carrière du cinéaste s’est terminée avec cet incontestable chef-d’œuvre que fut Hana-Bi puisque j’ai beaucoup aimé par la suite L’été de Kikujiro, Dolls et même Zatoichi. Mais il est vrai que Takeshis’ fut une grosse déception et que je n’ai même pas vu Glory to the filmaker !
Achille et la tortue s’inscrit pourtant dans la lignée de ces deux derniers titres puisque Kitano poursuit sa réflexion sur son propre art. On sait que le personnage possède de multiples facettes (star de la télévision au Japon, cinéaste renommé dans le monde pour ses films « d’auteur », peintre…) et il fait de son héros, Machisu, une sorte d’alter ego, un peintre qui rêve de devenir artiste depuis son enfance.
Fils d’un riche collectionneur d’art, le jeune garçon se voit d’abord traité avec toute l’indulgence dont on peut rêver. Tout le monde l’encourage à dessiner et même ses professeurs l’autorisent à se livrer à sa passion en classe. A-t-il pour autant du talent ? Rien n’est moins sûr et c’est cette incertitude qui va constituer l’épine dorsale d’un récit riche en rebondissements (je n’entre donc pas dans les détails !).
Achille et la tortue est un film très drôle et un film très noir. Drôle parce que Kitano raille malicieusement les mécanismes du « marché de l’art » (un toile d’enfant peut soudain valoir une fortune si l’on fait croire à des collectionneurs pas futés qu’il s’agit d’une toile de maître !) et les dérives d’une certaine croyance que « tout est art ». Il ne s’agit pas de fustiger de façon démagogique l’art contemporain et abstrait mais de montrer qu’il perd son sens à mesure qu’il est copié et recopié mécaniquement.
Puisqu’un galeriste estime que l’art du paysage de Machisu est trop classique, ce dernier va rechercher un style propre en se plongeant dans les grands courants de la peinture moderne. Le voilà donc qui se met à peindre comme Picasso, comme Matisse, comme Miro avant de se lancer dans des toiles abstraites à la Klee ou Klein…
Cela nous vaut des séquences absolument désopilantes où Machisu invente toute sorte de stratagèmes et machines pour réaliser des toiles abstraites (je vous recommande sa relecture de « l’action painting » !) ou pour donner du « sens » à ses œuvres (il se met en danger de mort, ou plus prudemment met en danger de mort sa femme, pour exécuter certaines toiles !).
A travers ce portrait d’un « raté », on peut se demander si Kitano ne dévoile pas ici une part de la schizophrénie de son œuvre dans la mesure où son œuvre « sérieuse » (ses films) est totalement négligée au Japon alors qu’il est une superstar comique de la télévision où il ne fait pourtant pas dans la dentelle (on a pu s’en rendre compte en découvrant Getting any ?, peut-être son plus mauvais film).
Le sentiment qui prédomine alors, c’est celui de l’immense vanité de l’art : la célébrité n’est peut-être finalement que le fruit du hasard (les seules toiles exposées de Machisu seront un tableau peint enfant et son paysage « classique » acheté par un café) et l’obsession de Machisu pour la peinture ne l’empêchera pas d’être un « raté ».
Sans rentrer dans les détails, il y aura énormément de morts autour de ce personnage. Kitano nous montre que l’Art ne permet pas d’y échapper et qu’au bout du compte, comme le disait Léo Ferré, il n’y a plus rien. Cette sensation de vacuité (comme dans la fable de Zénon, Achille a beau faire, il ne pourra jamais rattraper la tortue) donne au film sa tonalité très noire, nappé d’un humour à froid comme sait si bien le faire Kitano.
Même si Achille et la tortue ne renoue pas totalement avec les grandes œuvres du cinéaste (il y a, malgré tout, quelques longueurs et le récit est parfois un brin répétitif), il s’agit néanmoins d’un film très intéressant (le cinéaste renouant avec son art du cadre et du gag « au ralenti »), parfois très drôle (certaines scènes sont vraiment désopilantes) et qui parvient également à nous toucher (j’aime beaucoup la fin, où l’on retrouve la finesse de trait qui faisait la grandeur de films comme A scene at the sea ou Hana Bi) .
Voilà qui est suffisant pour nous réconcilier avec Beat Takeshi…