Elephant (2003) de Gus Van Sant avec Alex Frost, John Robinson, Kristen Hicks

 

Pour Estelle...

 


bravo.jpgQuiconque a vu une fois Elephant ne pourra plus jamais écouter La lettre à Elise de la même manière. N’est-ce pas la caractéristique des grandes œuvres d’art que de bouleverser à jamais, même d’une façon infime, notre perception des choses et des hommes ? Gus Van Sant y parvient avec ce film qui obtint la palme d’or en 2003 et qui reste à ce jour son œuvre la plus aboutie, la plus complexe et, paradoxalement, la plus simple dans la mesure où le cinéaste ne tombe jamais dans le piège du film « sujet de société ». Jamais monumental, Elephant ne vire pas non plus à l’exercice de style comme certains des films suivants du cinéaste où ses partis pris formels ont tendance à devenir systématiques (je pense particulièrement à Last days et, dans une moindre mesure, à Paranoïd park).

Est-il encore nécessaire de rappeler que Gus Van Sant s’inspire de la tragédie de Columbine qui vit deux adolescents ouvrir le feu dans un lycée du Colorado et provoquer la mort de  quinze personnes ? Mais plutôt que de chercher les raisons de cette tuerie à la manière d’un Michael Moore (voir son Bowling for Columbine, réquisitoire contre la vente libre des armes aux Etats-Unis), le cinéaste nous plonge dans l’ambiance ouatée de ce lycée quelques instants avant le drame.   

Il opte pour une stylisation extrême en suivant quelques personnages clés qu’il saisit dans leur quotidien dans ce qu’il a de plus banal : l’ennui de ces journées interminables passées au lycée, les rapports difficiles avec les parents ou l’autorité, le désir qui circule entre les adolescents, les goûts qui s’affirment peu à peu (Cf. le personnage du photographe)…

Pour traduire ce quotidien, le cinéaste adopte une mise en scène qui correspond à la perfection aux états d’âme de ses personnages : longs travellings dans les couloirs du lycée qui permettent de suivre les déambulations de ces ados, des panoramiques à 360° (dans la chambre des deux tueurs, par exemple) qui embrassent tout l’espace comme si cette vision « globale » pouvait produire du sens, enfin un jeu assez savant avec les longues focales qui isolent les personnages dans une sorte de bulle en rendant la profondeur de champ floue. Dans Elephant, les lycéens sont systématiquement renvoyés à leur solitude, à l’image de Michelle, la jeune fille ingrate, qu’un plan isole dans les vestiaires où elle se change tandis que des voix hors champ nous laissent deviner les quolibets dont elle est l’objet.

 

L’autre parti pris de Gus Van Sant, c’est une manière très subtile de jouer avec la temporalité. Alors que nous pensons assister à un récit linéaire, on réalise soudain (par le biais d’un renversement de point de vue) que le cinéaste procède par boucles temporelles, en effectuant systématiquement de légers retours en arrière qui lui permettent de saisir toute l’opacité du réel, des fragments qui ne parviennent finalement pas à cerner la complexité de ce fait divers.

Elephant n’est jamais un film didactique qui exposerait de manière sommaire des liens de cause à effet. Le cinéaste avance quelques éléments de réponse au pourquoi de cette tragédie sans jamais insister. Les pistes, on peut les chercher du côté de parents absents et/ou irresponsables (voir John, l’ange blond du film,  obligé de renverser les rôles et de prendre la place de son père au volant de la voiture), d’un rapport problématique à l’autorité (Cf. le personnage du directeur du lycée), d’un environnement baigné par la violence (jeux vidéos, vente d’armes par Internet, etc.).

Pourtant, lorsque Gus Van Sant cadre à un moment donné le canon du fusil d’un des ados à la manière d’un plan de jeu vidéo, il ne créé pas un rapport de causalité simpliste mais tente de faire jaillir du sens, des hypothèses par une simple idée de montage.

 

Par ailleurs c’est aussi ce qu’il y a de plus effrayant dans Elephant : ce sentiment d’une absence totale de sens et l’idée que n’importe lequel de ces adolescents aurait pu passer à l’acte pour mille raisons envisageables.  A ce titre, j’aime énormément le personnage de Michelle, sa solitude, son inhibition et l’insupportable présence du regard des autres qui pèse sur elle.

 

Le mystère de Columbine reste entier et c’est peut-être cette volonté de ne pas le percer qui donne ce ton, ce rythme si particulier au film. Elephant est avant tout un film « atmosphérique » (à l’image de ces plans récurrents, magnifiques, sur des nuages) qui joue sur un tempo musical. Il y a quelque chose de léger et comme « en apesanteur » dans les déplacements des personnages, ces longs trajets dans des couloirs sans fin, ces scènes qui reviennent comme des refrains lancinants.

Ce que dévoile Gus Van Sant, c’est un monde hanté par le vide et la perte de sens. Que des adolescents puissent prendre les armes pour tirer au hasard et tuer représente pour le cinéaste un mystère inexplicable. Plutôt que de chercher à jouer les sociologues du dimanche en avançant des réponses, il nous met le nez au-dessus de ce vide.

Et c’est peu dire que cet abyme vertigineux est aussi fascinant qu’effrayant…

 

 

(Note rédigée dans le cadre d'un concours organisé par PriceMinister. Page du DVD d'Elephant sur le site : ici)

 

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