Lettre d’une inconnue (1948) de Max Ophüls avec Joan Fontaine, Louis Jourdan. (Editions Carlotta Films) Sortie le 20 mars 2014.

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Pour son deuxième film tourné aux Etats-Unis durant son exil, Max Ophüls adapte une célèbre (et magnifique) nouvelle de Stefan Zweig. Avant d’être réhabilité comme le superbe chef-d’œuvre qu’il est, le film a été mal accueilli, jugé « trop européen » par ses producteurs de la Universal et assez mal distribué.

Alors qu’il vient d’être provoqué en duel et qu’il s’apprête à s’enfuir, Stefan Brand (Louis Jourdan), pianiste séducteur sur le déclin, reçoit une lettre étrange et passionnée. La lettre d’une femme, Lisa (Joan Fontaine, l’inoubliable héroïne de Rebecca d’Hitchcock) qui lui confie avoir toujours été amoureuse de lui alors qu’il l’a constamment négligée.

Lettre d’une inconnue sera donc une magnifique histoire d’amour frustrée, une tragédie aux accents bouleversants. Mais également un splendide portrait de femme comme a su si bien les composer l’immense Max Ophüls (quelques années plus tard, ce seront Madame de… et Lola Montès) et, de manière plus générale, le grand cinéma classique hollywoodien.

Cette œuvre est d’ailleurs une belle occasion de tordre le cou à un cliché de plus en plus répandu chez certains cinéphiles qui, les trémolos dans la voix et la fougue vertueuse qui sied à notre époque puritaine, pleurnichent sans arrêt sur la prétendue mauvaise représentation des femmes à l’écran et osent prétendre que « ce sont les hommes qui ont les beaux rôles au cinéma » en se basant sur des pseudos « études » dont les indicateurs peuvent être interprétés de toutes les façons possibles [1]. Je recommanderais volontiers à ces enfonceurs de portes ouvertes, avant de proférer de telles platitudes, de se plonger un peu dans le cinéma de Douglas Sirk, de Minnelli, de George Cukor, de Mankiewicz, de Lubitsch (et tant d’autres) et, évidemment, de Max Ophüls plutôt que dans les grosses productions estampillées Marvel. Ils pourront alors constater que les choses ne sont pas aussi simples et que le cinéma hollywoodien (entre autres) a aussi su magnifier la femme comme nul autre art.

 

Lisa est une amoureuse éperdue. Entièrement obnubilée par le souvenir de sa rencontre avec Brand, elle s’enferme dans une passion qui la mènera à sa perte. En faisant passer sa passion avant toute chose, y compris les conventions sociales (le bel officier qui voudrait l’épouser) ou sa vie de famille (elle finira par épouser un homme qui acceptera l’enfant qu’elle a eu avec Brand) ; elle transgresse toutes les règles alors en vigueur dans la Vienne des années 1900.

Lisa est une victime. Mais encore une fois, il convient de dépasser la pauvreté du carcan idéologique qui voudrait en faire une victime de la société des « hommes ». Elle est avant tout la victime d’un ordre social injuste où hommes et femmes souffriront de la même manière selon la place que leur aura assignée la société. Une des tendances actuelle est de vouloir faire à tout prix de LA femme (comme s’il n’en existait qu’une et non pas un ensemble d’individualité !) une victime par essence. Or je ne suis pas certain qu’un homme blanc, gras, laid et issu de milieu populaire soit mieux loti pour aborder l’existence que, disons, Léa Seydoux. Un autre exemple m’a frappé récemment, celle d’une internaute très remontée contre les films « machistes » qu’elle appelle à boycotter. Qu’elle ait pris comme exemple Le loup de Wall Street me paraît très symptomatique. Je comprends parfaitement qu’on puisse détester le dernier film de Scorsese mais qu’on ne le fasse pas pour de mauvaises raisons en y plaquant une grille de lecture purement idéologique. Car ce que montre Scorsese, ce sont des individus victimes d’un système abominable qui écrase aussi bien les hommes que les femmes. Du coup, l’accusation de « machisme » me semble bien représenter une époque qui se contente de critiques « séparées », qui oublie les aspects économiques, historiques, sociaux pour pleurnicher sur les sorts de prétendues « victimes ». Lutter efficacement pour l’émancipation féminine (légitime et nécessaire, bien entendu), ce n’est pas se désoler qu’un tel film soit machiste mais de se battre contre le système global qu’il représente (le capitalisme mondialisé, la finance…).

On en revient toujours à ce qu’écrivait très justement la grande Annie Le Brun : "Alors, ce serait peut-être à des féministes moins pressées que celles d'aujourd'hui à confectionner une hagiographie aussi trompeuse qu'édifiante, de ne pas passer sous silence de quelle atroce complicité féminine a toujours bénéficié une répression qu'on se plait à dire phallocrate pour ne pas y reconnaître l'agression du nombre, et non du genre, contre celui ou celle qui tente d'échapper à sa pesanteur."

Contrairement aux apparences, cette digression ne nous éloigne pas tellement de Lettre d’une inconnue où Lisa refuse de se plier aux conventions sociales en n’acceptant pas la demande en mariage pourtant organisée par sa famille. La manière dont Ophüls accompagne son personnage à l’aide d’un de ses sublimes travellings qui firent sa réputation traduit à merveille les élans qui animent cette femme en quête d’absolu et prête aux plus grands sacrifices par amour. Ce mouvement exprime parfaitement ce sentiment de transgression contre un ordre social sclérosé.

 

Je disais que Lisa était une « victime ». Là encore, il conviendrait de nuancer tant le Réel ne se limite pas à ces assignations simplistes. Si Brand est un être veule et frivole (qui a dit que les hommes avaient toujours « le beau rôle » ?), Lisa a également en elle une part de masochisme qui la pousse à tout sacrifier pour un amour impossible. Le film souligne moins que la nouvelle cette dimension et insiste plutôt sur sa quête d’absolu qui, à l’instar de Madame de…, la rend sublime. Ophüls élève son mélodrame flamboyant, où chaque mouvement de caméra, chaque détail (la rose blanche) figurent à la perfection les élans de cœur de l’héroïne,  au rang de tragédie avec l’histoire de cet enfant qui ne ramènera pas Lisa à la « raison » et à son rang social de mère de famille.

 

Lettre d’une inconnue est une histoire de femme, d’un individu particulier mû par des sentiments complexes et contradictoires qui composent un personnage magnifique, génialement incarné par une sublime Joan Fontaine. Cette passion est d’autant plus déchirante qu’Ophüls la filme avec une grâce et une élégance inégalées. Tout n’est que raffinement dans ce film où la légèreté (la première rencontre entre Brand et Lisa) renforce le caractère éphémère du bonheur. Jacques Demy se souviendra de cette manière unique de filmer la fuite du temps (ces départs en train qui constituent à chaque fois des ruptures dans le récit) et de nimber chaque instant d’une profonde mélancolie.

 

En plaçant au-dessus de toutes les règles sociales l’amour et la passion, Ophüls signe un film magistral qui reste, encore aujourd’hui, l’un de ses plus beaux…

 



[1] Essayons d’être plus clair en prenant un exemple précis. Dans ces fameuses « études », un des indicateurs de l’inégalité homme/femme à l’écran est la nudité qui, proportionnellement, concernerait davantage les femmes. Or si l’on dépasse un peu l’optique de l’idéologie bornée et qu’on réfléchit en terme historique, on se souviendra que dans les années 60/70, la libération sexuelle et la nudité ont été des facteurs essentiels pour l’émancipation de la femme (la revendication de la libre disposition de son corps). Ce qu’il conviendrait de dénoncer aujourd’hui, c’est avant tout l’exploitation marchande du sexe mais on sort alors du cadre « séparé » des revendications féministes pour une lutte axé sur l’émancipation de l’individu en général…

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