Payer l'addiction
Welcome to New-York (2014) d'Abel Ferrara avec Gérard Depardieu, Jacqueline Bisset (Editions Wild Side) Sortie le 30 septembre 2014
C'est une excellente chose que de pouvoir désormais découvrir Welcome to New-York à tête reposée, loin de l'effervescence cannoise et des polémiques à n'en plus finir (la plus grotesque restant, bien entendu, l'accusation parfaitement infondée d'antisémitisme de la part de Ferrara). Le matraquage publicitaire autour de cette adaptation de « l'affaire Strauss-Kahn » paraît désormais loin et il est donc possible d'appréhender le film en évitant de buter sur l'écran du fait divers.
Car ce qui frappe immédiatement dans Welcome to New-York, c'est que nous sommes avant toute chose dans l'univers de Ferrara.
Devereaux (Gérard Depardieu) est un homme puissant dévoré par un insatiable appétit sexuel. Son histoire est celle d'un roi déchu qui va effectuer une trajectoire commune à la plupart des personnages de Ferrara. Alors qu'il a tout pour lui : l'argent, les call-girls les plus belles, les partouzes mondaines ; il va faire un faux pas et dégringoler en agressant sexuellement la femme de chambre noire de l'hôtel de luxe où il séjournait.
Welcome to New-York est le récit d'une déchéance. Devereaux est une version « contemporaine » du « king of New-York » (Christopher Walken) en ce sens qu'il voit soudainement l'empire qu'il avait bâti s'effondrer. Pour incarner un tel personnage, il fallait quelqu'un de la carrure (dans tous les sens du terme!) de Depardieu qui livre ici une de ses plus belles performances depuis très longtemps (sans doute depuis Mammuth). Le comédien joue à merveille cette brute épaisse totalement asservie à des pulsions (la manière dont Devereaux regarde chaque femme comme une proie potentielle est assez superbement rendue) qui finiront par l'engloutir. Mais il est capable également, par un seul geste ou un positionnement de son corps massif, de souligner le désarroi et la fragilité de son personnage.
Une des originalités du film, c'est la manière dont Ferrara traite de la sexualité comme une dépendance fatale. On sait que l'addiction est l'un des thèmes qui lui est le plus cher. Mais cette fois, il ne s'agit ni de la drogue (de Bad lieutenant à Christmas en passant par Snake eyes), ni du jeu (Go, go, tales) ou même de vampirisme (The addiction) mais bel et bien d'une addiction au sexe.
Ce qui a changé chez Ferrara, et c'est en ça que son cinéma accompagne vraiment le mouvement du monde, c'est qu'il n'y a désormais plus de secret ni de sacré donc plus de rédemption possible. Dans Bad Lieutenant, il y avait encore un espoir de rédemption pour le personnage parce que le monde extérieur était tangible, que la déchéance du personnage ne venait que de lui-même. Or depuis quelques années, c'est le monde entier qui se « déréalise » et qui s'effondre (l'Apocalypse dans 4h44 : dernier jour sur terre). Ferrara joue alors beaucoup sur la place de l'individu dans un univers en pleine déréliction. Dans Welcome to New-York, il souligne de manière très habile l'enfermement du personnage, à la fois psychique (son addiction qui le coupe de sa femme) et physique (chambres d'hôtel, prison, appartement témoin) tout en montrant également son exposition aux yeux de tous (caméras, photos, bracelet électronique...).
Il ne s'agit pas de dénoncer un peu cruchement l'emballement de la machine médiatique mais de montrer la manière dont l'individu est renvoyé à sa solitude tandis qu'il est de plus en plus exposé au vacarme du monde. Alors que la tragédie du « bad lieutenant » était de ne pas être vu (pour reprendre l'idée d'un beau texte de JF.Rauger), celle des personnages actuels de Ferrara est d'être visibles par tous.
Depuis New Rose Hotel, le cinéma de Ferrara affiche un penchant parfois un peu fumeux pour la métaphore globale (en gros, parler du monde entier depuis une chambre d'hôtel). Welcome to New York emprunte également cette voie mais renoue cependant avec une certaine sécheresse des séries B que concoctait le cinéaste à ses débuts. Son film est plus « narratif » et sa manière de filmer les aéroports (avec un magnifique contrechamp sur Devereaux en gros plan, au moment de son arrestation, qui signale le début du séisme), les couloirs d'hôtel ou de jouer sur les ellipses (la fameuse agression) donnent au film un rythme et une nervosité que le cinéaste avait un peu oublié ses derniers temps (indépendamment des qualités de ses dernières œuvres).
De la même manière, la promotion autour de ce film pouvait laisser craindre un spectacle tapageur et racoleur. Or il n'en est rien. Ferrara se garde bien de jouer les procureurs ou les moralistes mais cherche avant tout à ausculter les tréfonds de l'âme humaine. Et il y a quelque chose de fascinant à voir chez Devereaux (comme chez DSK, d'ailleurs), homme le plus puissant qu'on puisse imaginer, (il est aux portes de la présidence de la république), une sorte de masochisme qui le pousse à détruire tout ce qu'il avait construit. Dans son (beau) roman L'enculé, Nabe insistait davantage sur cette dimension masochiste du personnage tandis que Ferrara plonge dans les turpitudes de la dépendance sexuelle.
Le roi est nu. Le roi est déchu.