Politique des hauteurs
L’homme des roubines (2000) de Gérard Courant avec Luc Moullet, Jean Abeillé
Savez-vous comment un cinéaste peut savoir s’il a tourné une fiction ou un documentaire ? Tout simplement en montant sur une balance ! S’il a perdu du poids pendant le tournage, c’est qu’il a réalisé une fiction (qui nécessite beaucoup de travail, notamment avec les acteurs) alors que s’il a grossi, c’est qu’il a tourné un documentaire qui permet « de ne rien foutre » !
Il n’y a qu’un homme au monde pour asséner avec un tel aplomb une sentence pareille et vous l’avez reconnu : c’est notre cher Luc Moullet à qui Gérard Courant a consacré un savoureux portrait en 2000 : L’homme des Roubines.
Le principe est simple : Courant filme Moullet nous guidant dans les décors naturels de ses chères Alpes du sud où il tourna un certain nombre de ses films (les contrebandières, Une aventure de Billy le Kid…). Chaque étape de l’ascension est annoncée par la voix unique du comédien Jean Abeillé.
Le résultat est un portrait aussi drôle qu’intelligent d’un cinéaste unique qui se dévoile plus qu’il en a l’air malgré son goût prononcé pour la dérision. Comme pour Le journal de Joseph M, la réussite du film tient à la manière dont Gérard Courant parvient à trouver un équilibre entre une forme qui épouse totalement les contours de la personnalité filmée et sa propre touche personnelle.
Il y a d’abord Moullet qui revisite les lieux qu’il connaît si bien, qui évoque avec une drôlerie qui n’appartient qu’à lui ses problèmes avec le fisc, sa crainte de devenir fou (puisqu’il y eut visiblement beaucoup de fous dans sa famille. J’aime beaucoup le moment où il se dit satisfait de ne pas avoir égorgé sa femme et violé sa fille tout en estimant qu’il est peut-être trop optimiste et que cela peut encore arriver !) et ses incroyables combines pour trouver de l’argent lorsque celui-ci ne lui tombe pas du ciel (je vous laisse découvrir cette incroyable histoire d’homonymie qui lui permit de financer un film) . Il faut aussi absolument voir Moullet expliquer comment il a installé le siège de sa maison de production dans un village totalement désertique des Alpes et avouer sa fierté d’avoir été le producteur le plus élevé de France. Il le résume d’une manière imparable : « je pratique la politique des hauteurs » !
Ceux qui ont eu la chance de lire son livre d’entretiens Notre alpin quotidien (si vous ne l’avez pas encore fait, je vous le recommande vigoureusement) retrouverons le sens de l’anecdote absurde ou décalée qui fait le sel des propos de Moullet, capable de passer sans la moindre transition du coq à l’âne, d’une citation de Lubitsch à une comparaison entre les roubines et les terrils du Nord en passant par des considérations sur le vélo et l’automobile (« si tous ceux qui ont une automobile ne sont pas crétins, tous les crétins ont une automobile », « l’automobile, c’est la barbarie »).
Ce qu’il y a de passionnant dans l’homme des roubines, c’est que ce portrait rejoint aussi les préoccupations constantes de Courant sur le vrai et le faux. Car derrière son humour décalé, Moullet se dévoile également et évoque ses origines, son rapport à sa famille et sa manière d’envisager le cinéma. On voit alors ce qui a pu séduire le réalisateur de Cinématon : une cinéphilie et un sens de l’humour qu’ils partagent, une volonté de faire du cinéma à tous prix, loin des contraintes économiques en expérimentant tous les genres (documentaires, fictions, films de genre…) et toutes les formes (courts ou longs métrages).
Le résultat est un véritable film à « deux mains » : à la fois un film de Moullet (dès qu’il apparaît quelque part, cet homme nous projette dans son univers) et un film de Courant.
Bref, une formidable réussite…