Portrait(s) de Joseph Morder
Joseph Morder par Gérard Courant (Éditions de l'Harmattan)
-Le journal de Joseph M (1999)
-Une cérémonie secrète (1996)
-23 « Portraits de groupe » avec Joseph Morder (1985-2012)
Chaque année, un mystérieux groupe (les Morlocks) se réunit devant la gare de Romorantin et attribue son Grand Prix à une personnalité du monde du cinéma. En 1996, Joseph Morder, Gérard Courant et l'écrivain Dominique Noguez remettent au cinéaste Jacky Yonnet ce trophée prestigieux.
En temps normal, cette cérémonie ne peut être ni photographiée, ni filmée mais cette année, les dogmes seront transgressés et Gérard Courant aura le loisir de rapporter un « carnet filmé » de cette journée de septembre.
Au-delà du rituel de cette secte farfelue (on y verra les grands prêtres « Morlocks » se faire botter le derrière), Une cérémonie secrète est un document intéressant pour deux raisons. D'une part, parce qu'il prouve une fois de plus que Joseph Morder est un vrai pitre, profitant de la moindre occasion pour faire l'andouille. On s'en était rendu compte dans le beau « faux » documentaire que lui a consacré Courant (Le journal de Joseph M, dont j'ai déjà parlé ici) mais également dans les Cinématons et les nombreux Portraits de groupe dans lesquels l'auteur de Romamor a joué. Il faut le voir ici en caleçon de bain se mettre soudain à sautiller devant la gare de Romorantin ou ordonner les actions les plus saugrenues (embrasser la photo de Guy Pezzetta, membre « historique » du groupe « Morlock »).
D'autre part, il y a un passage fort intéressant du cérémonial où Courant et Morder reviennent sur les origines des « Morlocks », créatures venues du roman de H.G. Wells (La machine à explorer le temps) et qu'ils définissent joliment comme des « hommes préhistoriques du futur ».
Cette simple expression est peut-être celle qui résume le plus parfaitement l'œuvre de Joseph Morder, pionnier du journal intime au cinéma, et, par extension, celle de son « frère d'arme » Gérard Courant; obsédés qu'ils sont par l'archivage (pour le futur?) du temps présent.
Pour ces deux cinéastes, il s'agit de faire de leur vie une œuvre de cinéma. La caméra devient un stylo au service d'un journal intime permanent. Mais cette volonté « introspective » se double également d'un désir de témoigner et d'archiver. Pour prendre un exemple, Joseph Morder filme systématiquement depuis 1971 les défilés du 1er mai à Paris. En 1997, Courant lui consacre un « carnet filmé » brut de décoffrage intitulé Joseph Morder filme le défilé du 1er Mai où il se contente, caméra vidéo à la main, de suivre le cinéaste en train de filmer. Nous plongeons avec eux dans l'ambiance de cette manifestation, observant ici un slogan sur une pancarte; écoutant là le chant des manifestants ou le bruit des sonos. Nos deux compères tombent même sur le cinéaste Nicolas Philibert, lui aussi en train de filmer...
En 2010, c'est à Madrid que Courant filme son ami avec qui il a été invité à un festival. Cet épisode madrilène, qui deviendra une partie d'un beau carnet filmé intitulé Joseph Morder à Madrid, la neige à Montreuil (du coup, j'en ai profité pour le regardé entièrement), est finalement moins axé sur le cinéaste que sur la ville. Il permet de vérifier que le cinéma de Gérard Courant ne se réduit pas à un amoncellement de vidéos « domestiques » mais qu'il y a toujours chez lui un travail sur l'image (de très beaux plans montés au ralenti sur les lumières de la ville ou sur les flocons de neige tombant sur Montreuil) et sur les temporalités. Et ce qu'il y a d'émouvant, c'est que les images « abstraites » (parfois proche de l'art cinétique) qu'il arrive à produire sont toujours prélevées directement sur le Réel.
Mais revenons à Morder qui partage avec Courant cette obsession de tout filmer même si leurs problématiques sont un peu différentes (Courant est un archiviste alors que Morder se plaît à brouiller les frontières entre le Réel et la fiction, produire du romanesque dans ses journaux les plus intimes et introduire de l'autobiographie dans ses œuvres de fiction – L'arbre mort, El Cantor...-). Cela explique sans doute leur visible complicité et ce n'est sans doute pas un hasard si Morder est la personnalité qui, à ce jour, a été la plus « cinématonée » (cinq fois, comme Galaxie Barbouth mais c'est un peu différent). De la même manière, le cinéaste apparaît... 23 fois dans la série Portrait de groupe !
Sans doute moins « riche » que le dispositif Cinématon, Portrait de groupe est également constitué d'un plan fixe muet de la durée d'une bobine de film super 8 (environ 3 minutes 20) mais en plan de demi-ensemble. Ces échelles de plan différentes induisent des comportements différents : le gros plan de Cinématon révèle l'intériorité des modèles, le plan moyen de Couple favorise la théâtralité alors que ce plan de demi-ensemble a tendance à figer les modèles dans une posture de « photo de classe ». Les plus intéressants sont d'ailleurs ceux où il y a le moins de monde (entre trois -même si ce film aurait pu alors se retrouver dans la série Trio- et 5) et qui sont, par conséquent, plus « dynamiques » (un film très amusant avec Noguez, Morder, Tolédano et Courant faisant les pitres devant la caméra). Parfois, il y a toute une équipe et le résultat semble un peu figé. Cependant, la beauté du grain du Super 8 donne une plus-value à ces films qui ressemblent à des photos d'un autre siècle rapportées par ces fameux « hommes préhistoriques du futur ».
Et puis, il y a Joseph Morder qui, systématiquement, fait l'andouille. Il grimace, il sautille, il court, il embête un gosse, fait mine de se battre avec lui, etc. Son énergie a toujours tendance à dynamiser ces portraits où l'on retrouve de nombreux complices et amis de Courant (les Laudijois, Dominique Noguez, Vincent Tolédano, Mariola San Martin, Françoise Michaud...)
Autre caractéristique qui n'étonnera personne : il est presque toujours en possession de sa caméra Super 8 et de modèle filmé il se transforme volontiers en filmeur compulsif. A l'instar de Courant, filmer est un acte vital pour Morder.
Il était donc inévitable que cet « homme à la caméra » rencontre un autre « homme à la caméra »...