Quatre étoiles
The grand Budapest hotel (2014) de Wes Anderson avec Ralph Fiennes, Willem Dafoe, Adrian Brody, Mathieu Amalric, Jeff Goldblum, Harvey Keitel, Edward Norton, Bill Murray, Owen Wilson, Léa Seydoux, Jason Schwartzman, Jude Law
La bonne nouvelle se confirme : chaque nouveau film de Wes Anderson est meilleur que le précédent. Avec Moonrise Kingdom, le cinéaste parvenait enfin à échapper aux limites de son système formel et nous offrir un véritable récit. Avec The grand Budapest hotel, il réalise son meilleur film à ce jour.
Pourtant, les premiers plans peuvent laisser craindre la redite : les signes les plus visibles du style du réalisateur sont bel et bien là et le spectateur n'échappera pas à ses travelling latéraux proverbiaux, ses panoramiques filés, ses cadrages insolites et à son goût prononcé pour les détails saugrenus et les décors évoquant des maisons de poupées. Après le sous-marin de La vie aquatique, le train d’à bord du Darjeeling limited et les petites bicoques de Moonrise Kindom ; The grand Budapest hotel se déroule la plupart du temps dans un grand hôtel à la superbe façade rose bonbon qui permettra au cinéaste de jouer avec l'architecture des lieux, de laisser déambuler sa caméra dans de longs couloirs et d'organiser sa mise en scène autour d'espaces cloisonnés.
Le risque chez Anderson, c'est toujours de voir le récit se limiter à une série de vignettes plus ou moins incongrues et décalées. Tous ses films sont intéressants mais la plupart se limitent un peu à des exercices de style ne dépassant que trop rarement la succession de saynètes insolites.
Ici, le cinéaste témoigne d'un vrai goût pour le romanesque et pour le plaisir tout simple de raconter. Le récit est pris en charge dans un premier temps par un écrivain puis par l'actuel propriétaire de l'hôtel, Zéro Moustafa qui se souvient de l'époque où il n'était qu'un petit groom au service du plus fameux des concierges : Monsieur Gustave (Ralph Fiennes).
A partir de là, Wes Anderson nous plonge dans le bain de l'Europe à la veille de la seconde guerre mondiale et nous invite à suivre une série d'aventures trépidantes et drôles. Le film est tellement enlevé qu'on a presque envie de ne pas succomber à la tentation de l'analyse mais juste de se laisser porter par le pur plaisir de suivre une histoire rocambolesque qui pourrait être tout simplement le grand film d'aventures humoristiques que Spielberg n'est jamais parvenu à réaliser1.
Paradoxalement, le style très affirmé d'Anderson s'adapte parfaitement aux conventions du genre (courses-poursuites, évasions de prison, vols de tableau, filatures, meurtres...) et certaines séquences sont d'une drôlerie ébouriffante. Je pense en particulier à cette évasion qui fait d'ores et déjà figure de moment d'anthologie digne des plus grands moments du cinéma burlesque (avec un Harvey Keitel mémorable, la boule à zéro et le corps maculé de tatouages improbables). Mais il faudrait aussi citer la scène de poursuite en ski ou la magnifique séquence au musée, grand moment de pure mise en scène qui évoque aussi bien Hitchcock que les comédies « graphiques » des frères Coen.
The grand Budapest hotel, c'est également le grand plaisir d'un casting quatre étoiles : Ralph Fiennes compose un concierge inoubliable, ne se départant jamais, même dans les pires situations, de son élégance naturelle et d'un langage raffiné qui ne l'empêche ni de se battre, ni d'affirmer une irréductible excentricité (il couche avec toutes les vieilles clientes de l'hôtel). Autour de ce personnage extraordinaire s'agite toute une série de figures superbement caractérisées. Ma préférence va à Willem Dafoe, absolument génial en sicaire inquiétant (les dents taillées en pointe et les doigts ornés de bagues en forme de crânes humains). Mais il faudrait aussi citer les domestiques « frenchies » (Amalric et Seydoux), l'avocat dépassé par la tournure des événements (Jeff Goldblum) et toutes les apparitions de la « famille Anderson » : Brody, Murray, Wilson, Schwartzman...
A ce stade de mon analyse, le film ne pourrait être qu'une brillante machine impeccablement huilée mais tournant un peu à vide. Or The grand Budapest hotel est aussi le film le plus émouvant de Wes Anderson. D'abord parce qu'il s'agit d'une adaptation (très personnelle) de récits de Stefan Zweig et que l'on retrouve le ton mélancolique de l'écrivain auscultant l'engloutissement d'un monde ancien.
Le monde que filme Anderson est un monde « d'avant », où l'élégance et le raffinement restaient les plus sûrs remparts contre la barbarie ambiante. Cette barbarie qui n'allait pas tarder à s'abattre sur l'Europe et le monde entier.
Aborder un tel sujet dans le cadre d'aventures rocambolesques et drolatiques pouvait s'avérer casse-gueule pour le cinéaste. Or Anderson s'en tire avec une rare élégance, adoptant une stylisation qui l'éloigne totalement du réalisme mais parvenant pourtant, par quelques notations bien vues, à faire sourdre une angoisse et une inquiétude. En optant pour le spectacle et le plus pur plaisir du conte, il parvient à faire ressentir de manière encore plus violente cette barbarie en train de fondre sur ce monde à la dérive.
Les thuriféraires du cinéaste constateront également qu'il aborde une fois de plus le thème qui lui est le plus cher : celui de la filiation. Cette fois-ci, la transmission ne se fait plus de père en fils mais dans le cadre d'une espèce d'adoption élective. Monsieur Gustave va « initier » le jeune Zéro qui fera ensuite perdurer sa mémoire. A travers le personnage de Zéro, immigré menacé dans cette Europe en guerre, Anderson parvient également à montrer que les codes (politesse, raffinement, bon goût...) de la civilisation européenne n'ont jamais empêché aucune guerre ni les horreurs à venir.
Filmé comme tel, le Grand Budapest Hotel est une sorte de tombeau. Mais en faisant revivre les figures qui le peuplèrent, Wes Anderson parvient à réaliser la plus réjouissante des comédies et le plus trépidant des films d'aventures...
1 La comparaison n'est pas une simple provocation gratuite mais il se trouve que j'ai revu en pointillé Indiana Jones et le temple maudit (qui est pourtant loin d'être le plus mauvais film du cinéaste!) et il m'a semblé que l’œuvre avait bien mal vieillie.