Nuit de chien (2008) de Werner Schroeter avec Pascal Greggory, Amira Casar, Bruno Todeschini, Bulle Ogier, Jean-François Stévenin, Nathalie Delon, Marc Barbe, Elsa Zilberstein, Sami Frey

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L’un des avantages de nos petites causeries sur Internet, c’est que nous pouvons délibérément tourner le dos à l’actualité et nous permettre d’évoquer les films que nous voulons, les cinéastes que nous aimons. Et pourtant, il faut bien admettre que le nom de Werner Schroeter n’apparaît pas souvent sous les claviers des cinéphiles 2.0. Je ne leur jetterai pas la pierre : mis à part les heureux parisiens qui purent se ruer à la grande rétrospective qui se tint à Beaubourg récemment, les films du cinéaste allemand sont quasiment invisibles. Pour ma part, je n’avais vu jusqu’à présent que Malina et je rêve toujours de pouvoir découvrir Eika Katappa, La mort de Maria Malibran ou Le règne de Naples (entre autres).

C’est donc avec une grande curiosité que je me suis rendu en salle pour découvrir Nuit de chien, le dernier film de Schroeter, précédé d’une présentation de son œuvre par Noël Simsolo (y a-t-il une personne du milieu du cinéma dont Simsolo n’a pas été «l’ami» ?).

Je me suis alors rappelé de ce que dit Philippe Azoury dans son petit ouvrage intitulé A Werner Schroeter, qui n’avait pas peur de la mort (critique ici) : que la rupture entre les œuvres expérimentales des débuts et les films plus narratifs de la fin n’était pas aussi évidente qu’on a bien voulu le dire et qu’il subsiste toujours, dans un film comme Nuit de chien, des moments hypnotiques qui renvoient aux « collages » des premiers films.

 

Si cette œuvre funèbre est relativement narrative, Schroeter adopte néanmoins une forme métaphorique qui peut parfois déconcerter. On y voit un homme d’une cinquantaine d’années (Pascal Greggory a rarement été aussi bon) déambuler dans une ville en proie à une sorte de guerre civile (le film n’est pas localisé mais on songe à une ville sud-américaine). Il recherche à la fois des billets de bateau pour pouvoir fuir et la femme qu’il a aimée.

Dans un cabaret décadent où les prostituées voisinent avec Rimbaud (on entend des extraits du Dormeur du Val), il va croiser des anciens compagnons de lutte (Stévenin) et les hommes d’un milicien particulièrement violent (Bruno Todeschini est absolument glaçant. Là encore, je l’ai rarement vu aussi bon).

Le plus déconcertant pour le spectateur est d’apprivoiser tous ces personnages qui se croisent et qui ne sont pas définis clairement : miliciens ? Résistants ? Fascistes ? Qui s’allie avec qui ? Qui trahit qui ? Tout cela n’est pas toujours clair mais n’a finalement que peu d’importance tant le cinéaste s’attache à montrer des hommes en pleine décomposition, dont tous les idéaux se désintègrent pour finir comme poussière dans la mort. Pour le dire autrement : « Nuit de chien est un film raffiné et insolent sur des rapaces qui s’entre-dévorent et qu’il observe avec amusement » (Azoury).  

 

Si le film peut être qualifié de « politique », c’est par la façon qu’il a de tirer un trait sur toutes les illusions des révolutionnaires et sur la manière dont le Pouvoir corrompt irrémédiablement tous ceux qui s’en approchent.

La forme adoptée par Schroeter pour orchestrer ce ballet funèbre est tout simplement somptueuse. L’action du film se déroule le temps d’une nuit, dans des décors urbains superbement éclairés où plane un parfum d’apocalypse (corps couchés à même la chaussée, miliciens en arme dans les rues, voitures qui brûlent…). Amoureux de l’opéra, le cinéaste utilise à merveille la musique classique et les voix des divas pour construire de fascinants tableaux aussi envoûtants qu’effrayants. A la longue séquence « décadente » (superbe) du cabaret fait écho le terrifiant passage des deux femmes torturées que le montage associe abruptement à un Christ en croix, soulignant au passage le caractère éternel de la souffrance humaine.

Il faut également voir Sami Frey en roi déchu, trônant seul sur son fauteuil, les pieds sur une jonchée de plumes pour comprendre à quel point le cinéaste joue davantage sur une théâtralisation lyrique des passions (la mort, l’amour, le pouvoir, la guerre…) plutôt que sur la psychologie ou  le « réalisme ». C’est d’ailleurs ce goût de l’emphase et du contraste qui fait qu’on peut qualifier ce cinéma de « baroque ».

Mais le plus extraordinaire, c’est que ce déploiement d’artifice (le théâtre, l’opéra…) finit par toucher au plus profond et à montrer de manière très forte la fin des illusions et le délitement de la civilisation humaine.

Rien de très optimiste dans Nuit de chien, mais une sensibilité lucide et tragique qui n’a pas fini de nous hanter… 

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