Roi pour un soir
La valse des pantins (1982) de Martin Scorsese avec Robert de Niro, Jerry Lewis. (Editions Carlotta) Sortie le 14 mai 2014
Après son spectacle à la télévision, Jerry est harcelé par ses fans dans la rue. Une groupie plus tenace que les autres parvient même à s’introduire dans sa voiture. La vedette en sort tandis que la jeune femme, enfermée, tape sur les vitres du véhicule. L’image se fige : entre l’admiratrice et l’idole, il y a une vitre qui les sépare. Deux mondes qui se côtoient mais qui ne se mélangent pas.
Tout l’enjeu du film va être d’accompagner un comédien de « one man show » amateur (Rupert Pupkin, alias Robert de Niro) bien déterminé à passer de « l’autre côté » de l’écran et de connaître, lui aussi, son fameux quart d’heure de gloire warholien.
La valse des pantins est une œuvre un peu à part dans la filmographie de Martin Scorsese. A sa sortie, le film fut un échec commercial. Il rompait alors avec les œuvres sombres et violentes qui firent sa réputation (Taxi Driver, Mean streets, Raging Bull). A priori, le parcours de Rupert Pupkin, des premiers pas balbutiants à la « consécration », pouvait entrer en résonnance avec les trajets christiques de ses héros précédents. Mais il n’y aura pour Rupert Pupkin ni réelle consécration (même si la fin du film est volontairement ambiguë), ni rédemption.
La valse des pantins est une comédie cauchemardesque et un brin kafkaïenne puisque dans un premier temps, Rupert fait tout pour approcher Jerry afin de lui présenter ses projets et se faire inviter dans son spectacle. Les scènes où De Niro essaie de prendre l’assaut du building où travaille Jerry et se heurte à des secrétaires, des assistantes qui l’éconduisent gentiment évoquent aussi bien l’univers de Kafka que le film (méconnu) de Ferreri L’audience.
L’humour grinçant du film naît de la confrontation de cet individu qui ne vit que dans un univers fantasmé et se heurte à la réalité sans réaliser que personne ne veut de lui. Robert de Niro incarne avec tout le génie dont il est capable ce personnage totalement habité par son « rôle » et qui n’a pas conscience de déranger un Jerry Lewis apparaissant ici comme une figure austère et parfois même inquiétante.
Rupert vit dans un monde imaginaire. Chez lui, il répète ses sketches en compagnie de grands cartons à l’effigie de Liza Minnelli et de Jerry. A l’écran, nous le voyons sur scène avec un public immédiatement conquis. Ces échappées vers l’imaginaire du personnage permettent de donner au film une tonalité flottante entre rêve et réalité, un peu comme le fera Scorsese (mais de manière moins convaincante) avec After hours.
La valse des pantins est, pour employer un terme « tarte à la crème », un film sur la « société du spectacle » (pas au sens où l’entendait Guy Debord mais dans sa variante « show-business »). Rupert Pupkin est prêt à tout, même au pire, pour parvenir à ses fins et décrocher une place sur scène. D’une certaine manière, sa trajectoire rejoint celle de Jordan Belfort dans Le loup de Wall Street. Mais comme je l’évoquais hier dans ma critique de Maps to the stars, les temps ont changé et il y a encore dans La valse des pantins la possibilité de tracer une frontière entre l’univers « réel » et l’univers factice et fantasmé de Rupert.
Un plan du film évoque d’ailleurs très précisément le finale du Loup de Wall Street : Robert de Niro est de dos, la caméra s’éloigne en travelling arrière et l’on constate qu’il salue un public. En 1982, ce public est imaginaire et dans la tête du comédien amateur. Dans Le loup de Wall Street, le public de zombies est « réel » et la fascination qu’exerce sur lui ce gourou de rien du tout (Belfort) est la raison même de l’existence du trader. Belfort est un Pupkin qui a pu réaliser ses fantasmes parce que l’univers entier dans lequel il évolue est dématérialisé, artificiel, totalement factice. Rupert Pupkin, lui, se heurte constamment à la « réalité », comme dans cette séquence où il s’invite chez Jerry avec sa petite amie. Scorsese excelle à faire naître un malaise en montrant le décalage entre ce que croît l’admirateur et l’attitude glaciale de la star.
Scorsese, bien heureusement, ne se contente pas de livrer une satire du monde du spectacle et de l’adulation qu’il suscite. S’il ausculte parfois la folie qui s’empare des « fans » (par exemple, l’amie de Rupert), c’est davantage le paysage mental de son personnage qui l’intéresse. D’où l’ambigüité de la fin du film qui peut laisser supposer que Rupert a obtenu sa « revanche » tout en laissant planer un doute quant à la véracité des faits : est-ce que l’émission a été véritablement diffusée ? Est-ce que le succès a été réel ? Est-ce que tous les événements qui défilent ne sont pas seulement la projection d’un esprit déconnecté par rapport à la réalité ?
Ce « flou » qu’instaure Scorsese fait de La valse des pantins l’un de ses films les plus attachants et les plus singuliers. Un film sur un monde en déréliction où tout un chacun ne rêve désormais plus que d’une chose : être le roi pour un soir.
Inutile de préciser qu’en 30 ans, les Rupert Pupkin se sont multipliés et que ce fantasme de gloire immédiate s’est généralisé…