Romantisme noir et surnaturelle mélancolie
La chute de la maison Usher (1928) de Jean Epstein avec Jean Debucourt, Marguerite Gance
S'il y a bien un domaine que je connais mal, c'est le cinéma français muet. Mis à part quelques classiques signés Louis Feuillade, Germaine Dulac, Marcel L'Herbier et Jean Vigo ; j'ai vu assez peu de films de cette période.
Exemple significatif : La chute de la maison Usher est le premier film que je vois de Jean Epstein, cinéaste remis à l'honneur actuellement grâce à une rétrospective à la Cinémathèque et l'annonce d'un coffret DVD chez Potemkine.
Réalisée en 1928, cette adaptation (non pas littérale mais autour de quelques motifs) d'Edgar Poe prouve à quel point le cinéma muet était parvenu à une sorte de perfection avant l'arrivée du parlant. Le film d'Epstein séduit à la fois par ses inventions formelles et visuelles mais il dépasse largement le côté un peu poussiéreux de certaines œuvres avant-gardistes françaises (pour ma part, je ne supporte pas L'inhumaine de L'Herbier). Les trouvailles visuelles (surimpressions, ralentis...) ne sont jamais gratuites et participent pleinement au climat général, à l'atmosphère poétique que le cinéaste entend créer.
Appelé par Roderick Usher en urgence, son ami découvre qu'il vit dans une demeure étrange où la femme de son hôte semble mourir d'une étrange maladie. Cette épouse, Roderick s'obstine pourtant à lui faire prendre la pose et à peindre inlassablement son portrait.
Dès les premiers plans du film, on réalise à quel point le cinéma muet avait tout inventé en terme de grammaire cinématographique. La mise en scène est constamment novatrice et Epstein utilise à merveille toutes les ressources de son art : variation des échelles de plan, inserts, travellings, montage alterné... A cela, il ajoute les effets visuels dont je parlais plus haut : les surimpressions de bougies sur des paysages hivernaux lors de l'extraordinaire séquence de l'enterrement de Madeleine, les ralentis...
Si Epstein, dans la lignée de Poe, donne à son film une tonalité fantastique et verse dans le romantisme noir et macabre ; il faut noter qu'il parvient pourtant à inscrire son récit dans un contexte « réaliste » particulièrement réussi. Les scènes en extérieur sont superbes et rarement on aura senti avec autant de force la présence des éléments naturels dans un film : l'eau, le vent, le feu... Ce mélange de « naturalisme » (n'oublions pas qu'Epstein est considéré comme un des principaux membres de l'école « impressionniste » française) et d'expressionnisme (il faudrait des pages et des pages pour décrire la superbe utilisation des décors où les personnages semblent tout petits, broyés par cette entité mystérieuse que constitue la maison) est tout à fait détonnant.
Ce sont ces plans de paysages désolés, de campagne hivernale qui nimbent le film de cette « surnaturelle mélancolie ». Et ce sont ces images venant directement de l'inconscient (le retour de Madeleine du pays des morts, l'image de ce voile blanc emporté par le vent, l'omniprésence des bougies...) qui donnent à l’œuvre une dimension poétique d'une intensité rare.
Davantage qu'un récit linéaire (qu'il est pourtant), le film est une méditation poétique autour des œuvres de Poe et une variation très subtile autour du thème cher au romantisme : la supériorité de l'Art sur la vie. En effet, c'est dans le portrait qu'en a fait Roderick que son épouse est la plus vivante. Parce que l'Art propose une jeunesse éternelle, qu'il fige le temps dans un moment privilégié, qu'il sublime ce que les jours finiront par bafouer et emporter (Wilde s'en souviendra dans Le portrait de Dorian Gray).
Mais chez Epstein (et Poe), l'art est également ce qui « tue ». Le portrait de Madeleine sera également ce tombeau que son mari ne voudra pas sceller. Idem pour cette maison pleine de souvenirs (l'hôte de ces lieux est le descendant d'une lignée tortueuse et « maudite ») et de fantômes. Si l'Art possède la faculté de magnifier les êtres et les choses, il les enterre également.
Autour de cette thématique, Epstein nous propose une succession d'images poétiques et envoûtantes et parvient à créer une atmosphère fascinante et hypnotique.
C'est donc peu dire que La chute de la maison Usher est un prodigieux chef-d’œuvre !