Ticket pour le chaos
Adieu au langage (2014) de Jean-Luc Godard avec Zoé Bruneau
Il y a 20 ans, Jean-Luc Godard définissait son très beau Les enfants jouent à la Russie comme un « essai d'investigation cinématographique ». Dans Adieu au langage, il est encore question de ce sous-titre de L'archipel du goulag qui obsède Godard : « essai d'investigation littéraire ».
Cette précision peut paraître anecdotique mais elle définit pourtant parfaitement la dernière partie de l’œuvre de Godard. Même si elle irrite ses détracteurs (qui, depuis 60 ans, répètent à n'en plus finir la même litanie de qualificatifs : « abscons », « hermétique », « intellectuel », « incompréhensible »...), elle a le mérite de montrer que le cinéaste est d'abord un « chercheur » et que son cinéma n'est en aucun cas « conceptuel ».
Une des clés pour comprendre l’œuvre de Jean-Luc Godard se trouve dans le film sournois d'Alain Fleischer Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard. Dans ce documentaire, on voit le cinéaste rencontrer des étudiants du Fresnoy et jeter un regard critique sur leurs installations et leurs œuvres vidéo. Il reproche globalement à ces jeunes gens de privilégier une ingéniosité technique qui ne fait finalement « qu’illustrer » une idée. L'image vient en plus et ne fait que démontrer une idée préexistante. Alors que pour Godard, l'important est de montrer, la caméra est une machine qui doit permettre de « voir ce qu’on ne peut pas voir », d'interroger le Réel.
Adieu au langage propose un nouveau pas en avant dans sa réflexion puisque Godard se confronte à la 3D (pour ma part, je n'ai pu le voir qu'en 2D) et interroge cette nouveauté technologique comme il l'a toujours fait (rappelons qu'il fut l'un des premiers à utiliser la vidéo dans les années 70). Qu'en est-il du cinéma à l'heure de la 3D ? Cet « adieu au langage » n'est-il pas le chant funèbre d'un cinéaste hanté depuis des années par la « mort du cinéma ».
L'une des grandes idées du cinéaste est de rendre la prouesse technique totalement domestique. La 3D servira ici à filmer les bords du lac Léman, un champ de coquelicots, les arbres, un chien, une jolie jeune femme le plus souvent nue... Mais le progrès technique est aussi filmé comme une menace : une voix-off rappelle que 1933 est l'année où Hitler accède au pouvoir mais également la date de l'invention de la télévision. Godard, par son art de la coupe cinglante, montre le passage du livre au téléphone portable et cite Ellul pour souligner les dangers de cette profusion technologique : réduction du Réel à Google, aux petits écrans des smartphones, à cette 3D qui, finalement, ne montre plus rien...
Mais encore une fois, Adieu au langage n'a rien d'une lourde démonstration qui illustrerait la thèse des dangers de la technologie. Godard se contente de montrer par son art inouï du montage, en fracassant les images les unes contre les autres pour tenter de produire du sens. On aura beau dire que les images sont laides (elles le sont parfois), pauvres ou que le son est saturé et inaudible ; l'art de Godard réside dans sa capacité à faire naître de la pensée, du sens, de l'émotion en associant deux images.
Voir la comédienne Zoé Bruneau derrière un grillage devant le lac pourrait nous laisser supposer que Godard veut la filmer « prisonnière » de sa condition. Mais l'image ne servirait à rien dans ce cas là : elle serait une simple illustration. En revanche, en montrant d'abord de jeunes enfants jouant aux dés (comme ils jouaient autrefois à la Russie ? Parce qu'un coup de dés n'abolira jamais le hasard?) puis ce plan magnifique de la jeune femme derrière son grillage avec une main d'homme qui s'approche ; le cinéaste fait vibrer une émotion comme on en ressent très peu au cinéma.
Après, tout ne fonctionne pas tout le temps mais Godard a le mérite de chercher, d'expérimenter, de proposer. Si les plans d'arbres et des bords du Lac Léman me bouleversent car j'y retrouve les éclats du splendide Nouvelle vague, je dois avouer que je suis moins sensible aux parties relatives au chien du cinéaste. Comme Marker et Sternberg, je dois confesser que je préfère les chats à la gente canine et que la toutoulâtrie de JLG me laisse un peu indifférent.
Mais là n'est pas le vrai sujet du film. Godard évoque à un moment ce qu'il appelle la « métaphore ». Cette métaphore, elle naît de l'association d'images disparates. Encore une fois, il s'agit de rapprocher les contraires, le zéro et l'infini, le trivial (le côté scatologique du film qui, comme dans Maps to the stars, permet de montrer que les besoins primitifs des êtres vivants sont peut-être le dernier signe de leur liberté et de leur existence) et l'aseptisé (la technologie)... D'une certaine manière, Adieu au langage est le 2001 de Godard : un voyage au cœur des nouvelles technologies qui finissent par annihiler l'humanité avant qu'une possible renaissance advienne. C'était déjà le thème de Nouvelle vague et c'est ce qu'expriment ces cris de bébés que l'on entend à la fin du film.
De cette impasse de la technique que Godard juge comme un appauvrissement du langage (cinématographique mais pas seulement) jusqu'à cette « renaissance », il filme une odyssée de l'espèce où l'on retrouvera les questions de la nature, du couple (avec des réminiscences de Prénom Carmen et de Je vous salue Marie – une citation de Dolto commune aux deux films) et du devenir de l'humanité.
Funèbre, le poème de Godard l'est mais il est aussi plein d'espérance. Comme si le cinéaste se plaisait à jouer les Cassandre pour extirper du monde ce qu'il peut rester de beauté (comment ne pas songer à ses sublimes Histoire(s) du cinéma où Godard faisait du 7ème art un véritable tombeau tout en livrant le plus bel hommage imaginable?)
Ça a déjà été dit mais Godard filme avec la frustration de l'écrivain ou du peintre qu'il n'est pas. Inutile de s'appesantir sur le goût de la citation du cinéaste qui s'exprime une fois de plus ici. En revanche, après avoir filmé la peinture « classique » (dans Passion ou le magnifique court-métrage Une bonne à tout faire), Godard utilise désormais la « laideur » de l'image numérique pour se rapprocher d'une certaine abstraction picturale, notamment Nicolas de Staël cité dans le film.
Encore une fois, le style du cinéaste peut déconcerter, agacer mais s'il filme en fracassant les images et les sons, c'est parce que le monde est devenu chaotique. Dans cette pseudo profondeur qu'apporte la 3D, Godard veut faire « entrer le plat dans la profondeur » et poser des questions, interroger le monde et le réel plutôt que d'illustrer des thèses (passage très fort où il est rappelé que dans les camps de concentration, il n'y avait pas de place pour un « pourquoi ? »).
Si le langage disparaît, il reste encore les éclats d'une beauté que Godard a capté mieux que quiconque : le corps d'une femme nue, la nature, l'eau, des mains qui se cherchent, le regard d'un chien, la musique (superbe séquence montée sur du Beethoven), la peinture, la littérature.
Et, malgré tout, le cinéma...