Tout ce que le ciel ne permet plus
Une autre vie (2013) d'Emmanuel Mouret avec Jasmine Trinca, Joey Starr, Virginie Ledoyen, Stéphane Freiss, Ariane Ascaride
Vu la fraîcheur avec laquelle est accueilli le nouveau film d'Emmanuel Mouret, il semblerait que la critique ne pardonne pas au cinéaste d'avoir délaissé le registre de la comédie sentimentale pour s'aventurer sur celui du mélodrame. Pourtant, Mouret n'a jamais fait partie du « sérail » et on ne peut pas dire que ses comédies aient été accueillies avec beaucoup d'enthousiasme auparavant. Du coup, il est assez piquant de voir la critique lui reprocher de changer de tonalité !
Mais laissons ces considérations de côté et précisons immédiatement les choses : Une autre vie est loin d'être un mauvais film et l'on retrouve souvent ce qui fait le charme du cinéma de Mouret, sa délicatesse et son élégance.
Le nom de Truffaut revient souvent sous la plume des journalistes et il est vrai que, dans la deuxième partie particulièrement, on songe beaucoup à La femme d'à côté et à son « ni avec toi, ni sans toi ». Pourtant, le film débute comme un film de Douglas Sirk et Mouret lorgne bien évidemment du côté de Tout ce que le ciel permet avec cette histoire d'amour qui lie une célèbre pianiste (Aurore) et un modeste électricien (Jean). Par petites touches, le cinéaste construit cette idylle en faisant peser sur les épaules du couple le poids des différences sociales tout en retenant la leçon du maître américain : la passion amoureuse ne connaît ni les lois, ni les barrières édictées par la société.
Si Mouret joue d'emblée la carte de la gravité (un évanouissement, un décès, une musique lyrique et romantique à la Delerue, des fondus au noir...), on est séduit par cette histoire d'amour toute en retenue et en non-dits. Jasmine Trinca est absolument magnifique dans le rôle de cette virtuose à fleur de peau tandis que Joey Starr incarne l'électricien avec une sobriété qu'on ne lui connaissait pas.
Le cinéma de Mouret se caractérise toujours par le côté très mécanique de la construction de ses récits. Les personnages analysent autant les situations qu'ils les vivent et c'est souvent de ces articulations très « huilées » que pouvaient naître le comique : sur de légers décalages d'où surgissent les quiproquos, les malentendus, les réactions en chaîne... Si Une autre vie peut paraître un tout petit moins séduisant de prime abord, c'est que les articulations semblent plus visibles et qu'elles brident parfois l'émotion (Mouret n'est pas du genre à verser dans l'emphase et la flamboyance). Pourtant, il faudrait être aveugle pour ne pas constater qu'il parvient à plaquer de l'humain, du vivant sur cette mécanique de la même manière que dans ses comédies.
Pour aborder cette histoire de passion amoureuse, il procède avec une retenue et une délicatesse qui passent par la beauté du cadre, la finesse du montage (très beau jeu de fondus enchaînés où alternent des plans de la façade d'un hôtel et des plans rapprochés sur les corps des amants dans la chambre) et une manière de porter de l'attention à chacun des personnages.
Mouret joue sans arrêt sur de légers glissements, de légers décadrages pour montrer la manière dont la mécanique du récit peut se gripper et acquérir une vraie profondeur humaine. Pour prendre un petit exemple très précis, on constatera que le cinéaste ne recourt pas souvent aux champs/contrechamps des téléfilms mais qu'il isole ses personnages dans des gros plans successifs frontaux sur les visages des amants qui dialoguent (on pense parfois, toutes proportions gardées, à certains plans d'Ozu). De la même manière, il parvient à faire glisser les enjeux du drame du côté du magnifique personnage qu'incarne Virginie Ledoyen, sublime comédienne aussi convaincante dans le rôle d'une jeune aristocrate (La vie de Marianne) que dans celui d'une modeste vendeuse de chaussures un peu vulgaire comme ici. Alors qu'elle pourrait n'incarner que le faire-valoir du couple principal (soit sur le registre de l'effacement, soit sur celui de l'hystérie), elle devient ici une présence dont le calme et la gentillesse ont quelque chose d'extrêmement glaçant. Chez elle se mêlent l'amour le plus désintéressé, la résignation mais également la manipulation et une véritable cruauté qui éclate sur la fin du film (« le meilleur moyen de séparer des amants, c'est de les mettre ensemble »).
C'est à travers ce personnage que resurgissent dans Une autre vie tous les thèmes qui parcouraient les précédents films de Mouret : les atermoiements sentimentaux, la mécanique des fluides amoureux, la culpabilité, le tiraillement constant entre l'effroi d'un quotidien pépère et résigné et le désir d'ailleurs, d'une nouvelle vie...
Le résultat est peut-être un peu moins séduisant que celui de Changement d'adresse ou de Fais-moi plaisir mais Une autre vie mérite néanmoins le détour et prouve qu'Emmanuel Mouret reste l'un des plus précieux de nos cinéastes...