Visage(s) du documentaire
Les raquetteurs (1958) de Gilles Groulx et Michel Brault
Beppie (1965) de Johan Van Der Keuken
Un classement difficile à effectuer, mais auquel je réfléchirais bien si certains relèvent le défi, serait celui des meilleurs documentaires. Si le genre semble si difficile à cerner, c’est que derrière cette appellation, on regroupe des films totalement différents (quoi de commun entre un vulgaire reportage pour le JT de 20h et n’importe quel film de Depardon ?) et des tentatives multiples et variées pour approcher de ce qu’on nomme, faute de mieux, le « Réel ».
Les deux courts documentaires dont il va être question offrent, à leur manière, un bon exemple de cette diversité du genre.
Les raquetteurs, malgré son format réduit (15 mn) marque une date dans l’histoire du cinéma puisqu’il s’agit d’un des premiers films de ce qu’on appellera par la suite le « cinéma direct ». Cinéastes canadiens (c’est dans ce pays que se développa d’abord ce courant du documentaire), Gilles Groulx et Michel Brault filment un congrès annuel de raquetteurs québécois (à l’attention d’éventuels lecteurs analphabètes, ouvriers voire socialistes, je précise qu’il n’est pas question ici de raquettes de tennis ou de ping-pong mais de cet ustensile inélégant que certains désoeuvrés se mettent aux pieds pour courir dans la neige ! Quelle idée ! Pourquoi diable ces gens ne peuvent-ils pas se contenter du bridge ou golf ?).
Le film est révolutionnaire pour deux raisons : d’une part, l’allègement du matériel permet un filmage caméra à l’épaule, offrant aux réalisateurs la possibilité d’entrer au cœur de l’évènement et de s’insinuer entre les « acteurs » de la journée ; d’autre part, le son a également été effectué en direct grâce à un magnétophone portable, permettant notamment d’enregistrer l’allocution du président du syndicat des raquetteurs et son bon accent québécois à couper au couteau.
L’intéressant dans ce film, et c’est malheureusement ce qu’oublieront de nombreux reporters, c’est que cette saisie sur le vif du « réel » n’empêche pas une véritable mise en scène. Outre le fait qu’un montage astucieux délimite bien les séquences et parvient à imprimer un rythme à un évènement dont, il faut bien l’avouer, tout le monde se contrefiche ; on remarque également un vrai travail sur le langage cinématographique à proprement parler puisque Groulx et Brault s’évertuent à changer souvent leurs axes et leurs valeurs de cadre. Du coup, le spectateur à le sentiment d’être « dans » l’évènement (la proximité induite par la caméra à l’épaule, les gros plans…) et « en dehors » (les plans d’ensemble qui nous éloignent de « l’action » à proprement parler).
Les cinéastes trouvent alors la bonne limite entre ce « dedans » et ce « dehors » qui devrait être celle de tout documentaire : à la fois suffisamment « loin » pour offrir un regard « critique » ou tout du moins distancié (je pas jouer systématiquement, comme à la télé, sur l’émotion brute) et suffisamment proche pour permettre l’empathie et/ou la compassion avec les sujets filmés.
Cette distance juste, on la retrouve dans le très beau Beppie de Johan Van der Keuken, très joli portrait d’une gamine d’Amsterdam issue d’une famille modeste. Avec ses faux airs de Catherine Demongeot (la turbulente Zazie dans le métro de Louis Malle) Beppie évoque son quotidien devant la caméra du grand documentariste hollandais. Elle parle de sa famille, de ses sept sœurs, de son rapport à l’argent, de ses jeux et bêtises ou encore de ses amours enfantines. Van der Keuken la filme souvent en gros plan, manière d’être proche de son « personnage » et de tenter de cerner quelque chose sur ce joli visage. Une très belle séquence montre d’ailleurs les réactions de Beppie pendant qu’elle assiste à une séance de cinéma et qu’elle la vit pleinement (ça m’a fait penser à ce très beau passage de L’esprit de la ruche de Victor Erice où la petite Ana Torent découvrait Frankenstein sur grand écran). Si filmer le Réel, c’est faire un pas vers l’Autre, Johan Van der Keuken parvient assurément à nous faire découvrir les conditions de vie modestes de cette petite fille sans le moindre misérabilisme ou la moindre complaisance larmoyante.
De plus, le cinéaste prend aussi le soin de nous « éloigner » parfois de son sujet, en filmant par exemple les personnes qu’évoquent Beppie : la copine dont elle est jalouse, les parents, une des sœurs. Ces contrechamps sont salutaires car ils remettent également en perspective tout ce qu’on a vu auparavant. Contrairement à l’idée stupide qui veut que la vérité sorte de la bouche des enfants, le film nous montre que Beppie peut aussi être une petite chipie et pas le petit ange qu’on croit percevoir au début. Il ne s’agit jamais de « juger » le personnage mais d’en proposer un portrait contrasté, qui dépasse finalement le « cas individuel » pour épouser les lignes de l’époque et de la ville. Johan Van der Keuken cherche avant tout à parler de l’enfance ouvrière au milieu des années 60 à Amsterdam mais en se concentrant sur les lignes d’un portrait, il évite le typage sociologique. Beppie est toutes les filles de son âge et de son milieu mais elle est aussi et avant tout Beppie.
C’est pour ça qu’elle nous touche tant…