Je ne sais rien d’elle (2019) de Philippe Mezescaze (Marest éditeur, 2019) Sortie en librairie le 26 mars 2019

La douleur

Philippe Mezescaze est un écrivain plutôt discret (signe des temps, il ne possède pas de fiche Wikipédia) qui consacra un livre à sa rencontre avec Hervé Guibert (Deux garçons) et un roman à sa mère en 1987 : L’Impureté d’Irène. C’est cet ouvrage que le comédien Nicolas Giraud a décidé d’adapter au cinéma sous le titre Du soleil dans mes yeux. A cette occasion, Philippe Mezescave fut convié sur le tournage et il publie aujourd’hui le récit de cette expérience singulière : Je ne sais rien d’elle. Singulière car elle offre à l’écrivain l’occasion unique et perturbante de devenir le spectateur de sa propre histoire, de découvrir les comédiens interprétant son propre rôle, celui de sa mère et de sa grand-mère.

Qu’on ne s’attende cependant ni à un récit autobiographique « classique » qui se contenterait d’un banal va-et-vient entre les situations filmées et les situations vécues ; ni même à la reconstitution linéaire d’une enfance malheureuse passée entre une mère à la dérive, engloutie par ses tourments intérieurs et l’alcool, et une grand-mère dont le petit garçon fera sa meilleure alliée.

Je ne sais rien d’elle est davantage une œuvre impressionniste où les lieux (La Rochelle), des instants précis du tournage, des atmosphères particulières permettent soudainement les réminiscences pointillistes, les bouffées d’émotion que l’auteur fait surgir par la grâce d’une écriture retenue et joliment ciselée.

La distance qu’introduisent ce tournage et les rapports privilégiés que l’écrivain a su tisser avec le réalisateur Nicolas Giraud et avec Noah Benzaquen, le petit garçon ayant la rude tâche d’endosser son rôle, permettent à l’auteur de revisiter les territoires brumeux de son enfance : «  Parce que je ne cesse de la raconter, aujourd’hui encore à travers le film de Nicolas, je réussis à survivre à mon enfance. J’envie parfois les silences mortifères de ma mère ; je suis né de ses silences et de secrets immuables, je suis emmêlé dans le mystère de la jeunesse d’Irène, arrimé depuis le commencement de ma vie à sa vie qui sombrait. Irène ma mère. »

La force du livre, c’est qu’il ne s’appuie pas seulement sur des « faits » mais sur des émotions, des couleurs, des odeurs pour faire revivre par bribes cette enfance douloureuse. Un très beau passage décrit une scène du tournage où le petit comédien assiste à la dispute entre sa mère (Clara Ponsot) et sa grand-mère (Hélène Vincent). Alors que ce n’était pas prévu, le jeune Noah éclate en sanglots, incapable de contenir ses larmes. A partir de cet épisode, Mezescaze se laisse envahir par toutes sortes de souvenirs, se remémorant le petit garçon aux yeux secs qu’il était et dessinant un fil invisible entre les larmes de Noah et celles qu’il n’a jamais su (ou presque) libérer. Tout se passe comme si ce film permettait de passer le relais et offrait au jeune comédien la lourde tâche de porter sur ses épaules une douleur jusque-là contenue.

A cette douleur s’ajoute celle d’Irène, sa mère, dont il tente une nouvelle fois d’approcher la vérité même si elle demeurera à jamais tue, opaque et indicible :

« Je me précipite dans la fin de l’histoire, alors qu’en réalité le temps aura été lent et la douleur infinie, la douleur d’Irène d’abord, insondable, qu’elle taira comme elle a tu ses vérités et refusé l’accès à ses secrets et puis ma douleur, marbrée par la honte et mon peu de remords, qui accompagnera la sienne et ne me quittera pas. »

Irène, au bout de cette expérience, restera toujours un mystère, une ombre qui planera sur l’existence de son fils jusqu’à son dernier souffle. Dans L’Impureté d’Irène, Mezescaze narrait l’un des rares moments heureux qu’il vécut avec sa mère, le temps d’une parenthèse enchantée un été où il passa ses vacances avec elle et où elle prit un amant marin. Le tournage permet à l’auteur de revenir sur cet épisode sans pour autant parvenir à percer les secrets de cette figure maternelle.

La beauté de Je ne sais rien d’elle est d’emblée induite par le titre de cette confession : à la fois faire ressurgir une fois de plus le fantôme de la mère tout en ayant bien conscience que les images tournées de cette adaptation ne seront rien de plus qu’une pièce mélangée d’un puzzle insoluble. Butant sur cette énigme, Mazescaze tente de percer le mystère de ses origines, lui qui naquit d’un père inconnu mais qui fut reconnu par l’homme qu’il appellera son père. On laissera aux futurs lecteurs de plaisir de découvrir les quelques secrets qui finissent par éclater dans le roman, même si ils n’ont pas vocation à recoller les morceaux d’une histoire en miettes.

Pour conclure, après la lecture de ce récit, j’ai enchainé avec le film de Nicolas Giraud Du soleil dans mes yeux et je dois reconnaître avoir été déçu par une œuvre qui peine à se hisser au-dessus du téléfilm psychologique, incapable de donner un peu de poids aux lieux (l’utilisation systématique et accablante de longues focales qui écrasent toute perspective). A contrario, ce qui manque au film nous fait justement apprécier ce qui fait la force de Je ne sais rien d’elle : un point de vue marqué, un style élégant, secret et remarquable, une émotion qui sourd du plus profond de l’âme d’un auteur habité…

Retour à l'accueil