Gregg Araki, le génie queer (2024) de Fabien Demangeot (Éditions PlayList Society, 2024)

Identités fluides

C’est avec le délirant The Doom Generation, sorti sur les écrans français en 1995, que les cinéphiles ont entendu parler pour la première fois de Gregg Araki. Deuxième volet d’une trilogie de « l’apocalypse adolescente », The Doom Generation sera suivi par Nowhere et mettra en lumière un cinéaste à la fois préoccupé par des sujets sociaux (le désespoir d’une certaine jeunesse, la place des homosexuels dans la société américaine, le sida, la résurgence inquiétante d’une frange ultra-conservatrice…) tout en imposant un style à la fois clinquant (très coloré, inspiré par l’esthétique MTV tout autant que celle des « soap ») et très personnel.

Alors que le cinéaste a déserté les salles de cinéma (son dernier film, White Bird, remonte à dix ans) et qu’il tourne désormais pour la télévision (que ce soit sa propre série -Now Apocalypse- ou des épisodes réalisés dans le cadre d’autres projets : 13 Reasons Why, Riverdale…), Fabien Demangeot a la bonne idée de consacrer un essai au cinéaste, le premier – sauf erreur- a paraître en langue française.

L’angle d’attaque est précisé par le titre même de l’ouvrage : il s’agit d’appréhender Araki comme un cinéaste « queer », terme qui sert à désigner « toute pratique transgressant les normes sexuelles et de genre. Les personnes transgenres, non binaires, bisexuelles, asexuelles ou même sadomasochistes sont considérées comme queers » (p.9). Si cet angle paraît pertinent pour aborder l’œuvre d’un cinéaste qui s’est d’emblée revendiqué comme cinéaste homosexuel, il constitue aussi– même si c’est de manière épisodique-le petit bémol que l’on a parfois envie d’avancer. Fabien Demangeot a, de temps en temps, tendance à se focaliser sur la seule dimension « sociologique » du cinéma d’Araki et à vouloir le relier absolument à la « théorie du genre » chère à Judith Butler, par exemple. Non pas que les hypothèses qu’il émet soient fausses – au contraire, les exemples choisis sont plutôt convaincants- mais c’est sa manière d’articuler les choses qui, parfois, ne fonctionne pas totalement, peut-être par excès de généralisation. Ainsi, l’auteur va exposer assez longuement la fameuse « théorie du genre » pour ensuite chercher ce qui chez Araki correspond à cette grille. Or le problème avec ce genre d’approche visant à voir si un film coche des cases déterminées, c’est qu’elle risque de passer à côté de ce qui fait la singularité des films analysés, de les réduire auxdites cases. Au fond, on pourrait imaginer la même lecture pour l’œuvre de Bertrand Tavernier où les conclusions seraient sans doute différentes – pas de remise en cause des genres chez lui- mais avec une démarche au demeurant assez semblable. Je caricature à dessein, d’autant plus que l’essai de Demangeot évite souvent ce schématisme, mais cette lecture sociologisante tient peut-être aussi à la volonté, certes louable, des éditions PlayList Society d’offrir des ouvrages sur le cinéma accessibles et vulgarisés. Du coup, on se retrouve parfois avec une argumentation un peu généraliste et une avalanche de notes de bas de page (313 pour un livre de 146 pages, c’est trop et on se demande si c’est vraiment nécessaire d’offrir à Hitchcock, Ford, Hawks ou Friedkin ce genre de renvois).

Que cette petite réserve ne vous fasse pas penser que l’essai n’a pas d’intérêt ou que je l’ai trouvé raté. Au contraire, Gregg Araki, le génie queer s’avère souvent passionnant, bien argumenté et, dans l’ensemble, le panorama proposé par Fabien Demangeot est riche. L’auteur a particulièrement bien saisi le caractère hybride de l’œuvre d’un cinéaste capable de mêler des expérimentations folles à des récits somme toute classiques :

« Chez Araki, rien n'importe plus que le plaisir. Pour ce grand hédoniste, même les histoires les plus tragiques doivent être racontées de manière à la fois plaisante et ludique. Si le réel est toujours présent, il s'exprime à travers le prisme du rêve et du fantasme. Onirique et réaliste, amusant et dramatique, sombre et coloré, le cinéma arakien semble impossible à catégoriser. »

Dans un premier temps, s’appuyant essentiellement sur la trilogie de « l’apocalypse adolescente », l’auteur s’attache à décrire le mal-être de la génération X, notamment la jeunesse homosexuelle rejetée par une Amérique conservatrice. Décimée par le sida, rejetée dans les marges, menacée par les néo-fascistes (voir la fin glaçante de The Doom Generation), cette communauté homosexuelle est frappée par un sentiment d’abandon qui la pousse vers un certain nihilisme dont Araki rend bien compte. Quand je parlais de généralisations parfois un peu schématiques, il faut ici souligner qu’à d’autres moments, l’auteur prend soin de montrer certains traits qui éloignent le cinéma d’Araki d’autres cinéastes homosexuels : l’attachement presque maladif à des personnages très jeunes (dont James Duval fut l’icône la plus incontestable), peu de diversité des corps, un rapport ambigu au sexe… Il s’agit pour Araki de montrer les stéréotypes qui existent aussi dans la communauté homosexuelle et de proposer « une critique de la superficialité du milieu gay et de son culte du corps parfait. »

Dans un deuxième mouvement, Fabien Demangeot décrit le regard porté par le cinéaste sur l’Amérique, s’attachant à son esthétique du « trop-plein » et analysant avec pertinence un style inspiré aussi bien du psychédélisme que du « Nouveau roman » français, avec cette inclination des personnages arakiens pour des identités nouvelles. L’auteur reviendra sur les diverses influences du cinéaste qui lui permettront, tout au long de son œuvre, de brouiller les frontières et les identités. Inspiré par le clip, les séries télés (dans Nowhere, il s’amuse à jouer avec la mythologie et l’image des stars télévisuelles), Araki est également un cinéphile qui connaît ses classiques (Hitchcock, Hawks – son film The Living End est une réécriture de L’Impossible Monsieur Bébé-, Ford, Ray…) comme le cinéma moderne (Totally Fucked Up est très influencé par Masculin féminin de Godard) voire expérimental (Anger, Léger, Genet…)… Dévoiler le visage de l’Amérique, c’est également aller gratter derrière le vernis, critiquer le poids de la religion et filmer l’ultra violence.

A travers des exemples précis et fournis, Fabien Demangeot parvient à rendre parfaitement les caractéristiques d’un cinéaste résolument indépendant et singulier mais qui n’a pourtant jamais rompu avec le plaisir de la narration et les effets spectaculaires. En ce sens, derrière les horreurs qu’il lui arrive de montrer, il y a toujours chez Araki une bonne dose d’humour presque « cartoonesque » (la tête coupée dans The Doom Generation qui continue de parler) ou une veine sentimentale assez fleur-bleue qui transparaît derrière le nihilisme ambiant.

Pour finir, l’auteur se penche sur le travail télévisuel d’Araki (que je ne connais pas du tout) et parvient à montrer en quoi il marque une rupture tout en s’inscrivant dans la continuité de l’œuvre.

Au bout du compte, si on excepte le petit bémol exposé plus haut, Gregg Araki, le génie queer séduit par une argumentation solidement construite et des réflexions toujours remarquablement étayées. Araki méritait un livre à la hauteur de son talent : c’est chose faite.

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