May December (2023) de Todd Haynes avec Julianne Moore, Natalie Portman

© May December Productions

Dans Loin du paradis ou Carol, il y avait chez Todd Haynes une volonté de se placer à la fois du côté de ses personnages et contre le regard d’une société ostracisant les amours hors-normes. Changement de perspective avec May December où il épouse cette fois le regard de la société sur son héroïne Gracie (Julianne Moore), acceptée uniquement par quelques membres de la communauté (une minorité) par « pitié ». Certes, il paraît plus difficile de « justifier » une relation amoureuse aussi taboue que celle qui lie cette femme et son mari qu’elle a rencontré alors qu’il n’avait que 13 ans et qui lui a valu quelques années de prison. Mais en gardant une constante distance afin de ne pas dépasser la ligne jaune qui laisserait envisager la sincérité de cette histoire qui dure depuis plus de 20 ans, sans généraliser et hors de toute considérations morales ; le cinéaste sape l’émotion sous nos pieds. Même si le dispositif consistant à faire un portrait de cette femme par une actrice célèbre (Elizabeth aka Natalie Portman) est plutôt malin, Todd Haynes ne dévie au fond que trop rarement de l’idée que Gracie est une prédatrice dans le déni. Cela se traduit par une peinture assez ratée des rapports qu’entretient cette mère avec ses enfants (les blessures qu’elle leur inflige derrière des propos émollients), des scènes à la symbolique un peu pataude (Gracie qui part à la chasse à un moment clé ou qui séduit son jeune amant– lorsque la scène est rejouée par Elizabeth- en tenant, telle Eve la tentatrice, un serpent dans les mains…). Par la bouche de la comédienne, Haynes entend explorer les « zones grises » où se nouent parfois les relations passionnelles. De fait, il reste toujours en dehors et la timidité avec laquelle il aborde son sujet (surtout si l’on songe à L’Été dernier de Breillat qui pourrait presque être le film que finira par jouer Natalie Portman sur la jeunesse des personnages) déçoit un peu. Ces réserves n’empêchent pas le film d’être intéressant, parfois plus retors que ne le montre sa surface un peu lisse, notamment pour cette dimension vampirique qui s’établit entre Gracie et Elizabeth (face caméra, Natalie Portman se livrera à un impressionnant numéro d’imitation de Julianne Moore) et qui laisse apercevoir des affects plus troublants.

***

Making Of (2023) de Cédric Kahn avec Denis Podalydès, Jonathan Cohen, Souheila Yacoub, Valérie Donzelli, Xavier Beauvois, Emmanuelle Bercot

© David Koskas

Je n’attendais pas grand-chose du nouveau film de Cédric Kahn et, en ce sens, je n’ai pas été déçu. Reprenant le principe du film sur le tournage d’un film, dont Le Mépris de Godard et La Nuit américaine constituent les plus beaux exemples en France, il nous fait partager les déboires d’un cinéaste (Podalydès) souhaitant réaliser un film sur la lutte d’un groupe d’ouvriers confrontés à la fermeture de leur usine. Aucun des passages attendus de ce genre de récit ne manquent à l’appel : frictions entre membres de l’équipe, égocentrisme de la vedette qui a permis de financer le projet (Jonathan Cohen est plutôt convaincant), problèmes financiers, opposition entre la vision de l’auteur intransigeant et celle des producteurs qui veulent rentrer dans leurs frais et imposer une autre fin… Tout cela est plutôt pas mal mené : Xavier Beauvois est assez drôle en producteur veule et escroc, les rebondissements se suivent sans déplaisir, j’aime beaucoup Valérie Donzelli actrice… On regrette juste que Kahn n’ait pas eu, à l’instar de son personnage principal, quelques problèmes financiers (enfin, on le suppose) qui l’auraient obligé à couper quelques passages (le film est trop long) et que le parallèle entre le naufrage en cours du film et celui d’une usine qui ferme n’ait pas été traité de manière plus subtile. Un honnête film pour le « prime time » du dimanche soir pour des spectateurs pas trop exigeants.

 

***

The Zone of Interest (2023) de Jonathan Glazer avec Sandra Hüller, Christian Friedel

© Leonine

Le dispositif du film est désormais connu : filmer le quotidien paisible de la famille du commandant Höss alors que de l’autre côté de leurs murs se dresse le camp de concentration d’Auschwitz. En reléguant l’horreur absolue dans le hors-champ, Jonathan Glazer pouvait se heurter à deux écueils. D’une part, passer à côté de son sujet en minimisant la violence des atrocités nazies et en la réduisant à une simple toile de fond. De l’autre, de transformer ce récit en une simple installation « arty » de petit malin (ce à quoi n’échappait pas le pénible Fils de Saul de Nemes, immersion un brin douteuse au cœur d’un camp). Glazer trouve un juste équilibre en faisant vivre ce hors-champ de façon impressionnante, notamment par un incroyable travail sur la bande-son, mais sans nous assommer avec. Car on sait que le hors-champ peut être aussi appuyé voire obscène que la monstration frontale, que l’on songe à certains passages de châtiments dans Le Ruban blanc d’Haneke. Glazer échappe aussi à ces écueils par un formidable travail sur le montage. Lors d’une séquence, il détaille avec minutie toute la trajectoire du commandant, chez lui, pour éteindre les lumières. Les raccords donne une certaine fluidité à chaque passage de porte mais ils sont suffisamment « secs » pour donner un côté mécanique à l’enchaînement des actions. Par ce seul passage, Glazer parvient à montrer à quel point son personnage est robotisé, accomplissant chacun de ses gestes (y compris celui de raconter une histoire à sa fille) de manière routinière et mécanique. Ces gestes domestiques, on comprend alors qu’il les applique avec la même rigueur industrielle pour donner la mort et le faire de la façon la plus efficace possible (les discussions glaçantes sur le fonctionnement des incinérateurs). Glazer souligne deux points essentiels du système totalitaire et concentrationnaire nazi : son côté industriel mais aussi l’extrême banalité du Mal puisque c’est à côté d’un cadre tout à fait domestique que se déroulent les pires horreurs. Cette mécanique se grippe à un seul moment, toujours lors d’une action très « mécanique » (descendre de vastes escaliers) où Höss fait un malaise et se met à vomir. Tout se passe comme si la guerre ne passait plus (pour paraphraser Céline). Un raccord nous plonge alors au musée d’Auschwitz où des femmes de ménage s’activent avant l’ouverture. L’horreur n’est pas davantage montrée mais elle apparaît sous forme de traces derrière des vitrines (monceau de chaussures, habits de prisonniers…) Et toujours la même « indifférence » (quoique de nature incomparable) de gestes quotidiens face aux abominations. Ce brusque saut dans le présent n’est pas seulement une coquetterie. Il permet au cinéaste de montrer ce qu’il y a « sous la peau » (« under the skin ») de ce commandant, rouage du génocide à figure trop humaine tout en soulignant une forme de pérennité de ce Mal qui peut ressurgir sous d’autres visages, d’autres traits (une des obsessions de Glazer qu’on trouvait aussi dans Birth). Ces moments dissonants que l’on retrouve également dans les scènes « oniriques » du film ou dans cet impressionnant « fondu au rouge » font de The Zone of Interest un film vertigineux qui n’a pas fini de nous hanter.

Retour à l'accueil