Averroès et Rosa Parks (2023) de Nicolas Philibert

© Les films du losange

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Après le très beau Sur l’Adamant, Averroès et Rosa Parks est le deuxième volet de la trilogie documentaire que Nicolas Philibert a entrepris sur la psychiatrie et les structures accompagnant les patients. A l’inverse du film précédent qui montrait les malades en activité dans un lieu de vie alternatif (une péniche proposant toutes sortes d’ateliers), Averroès et Rosa Parks se situe dans le cadre de deux unités d’un hôpital psychiatrique parisien que des images tournées avec un drone montrent en ouverture du film. Des remarques sur la « beauté » des lieux cohabitent avec des réflexions sur le caractère très stéréotypé de l’architecture, évoquant aussi bien celle des lycées et des prisons et renvoyant à la question de « l’institution disciplinaire » théorisée par Foucault.

Ce cadre institutionnel dicte au cinéaste un dispositif assez rigoureux puisqu’il se résume généralement à des dialogues entre le patient et un médecin. Parfois, on assiste à des réunions de groupe mais à la différence de Sur l’Adamant ou même de La Moindre des choses (qui suivait l’élaboration d’une pièce de théâtre par les malades mentaux), on n’assistera pas au quotidien et aux activités de ces personnes traitées. Le reproche que certains font parfois (à tort !) à Philibert de ne montrer qu’une partie immergée de l’iceberg, la plus idéalisée, des sujets qu’il traite (la classe unique d’Être et avoir, l’îlot utopique que constitue la péniche de Sur l’Adamant…) pourra difficilement lui être adressé ici. Certes, les problèmes de l’hôpital n’apparaissent ici que de manière périphérique (le manque de lits, de personnel, la difficulté pour s’occuper individuellement de chaque patient…) et la violence du milieu reste généralement hors-champ, ce qui ne l’empêche pas de surgir régulièrement, à la fois dans les récits des patients mais également de manière plus concrète, à l’image de ces hurlements qu’on entend parfois dans le lointain ou de cette vieille femme que le cinéaste filme à nouveau après un gros accident qui lui a laissé de nombreuses traces de brûlures.

Mais il ne faut pas oublier que Nicolas Philibert n’est pas un cinéaste des institutions comme l’est Frederick Wiseman ou même, parfois, Raymond Depardon. Si ses films prennent souvent pied dans le cadre d’une institution, qu’il s’agisse de l’école, de l’hôpital mais aussi d’un musée ou de la maison de la radio, c’est moins ce cadre strict et ses éventuels dysfonctionnements qui intéressent le cinéaste que de retrouver l’humain. Et c’est cet attachement à l’individu, à l’humain qui rend Averroès et Rosa Parks si beau. Philibert laisse, en effet, la parole à tous les patients qu’il filme, des plus atteints à ceux qui nous ressemblent comme deux gouttes d’eau. Il ne s’agit ni de les réduire à des stéréotypes qui pourraient servir un éventuel discours militant, ni de les claquemurer derrière leur étiquette de « malade ». Au contraire, dans la plupart des cas, ils sont filmés dans un moment charnière où l’hôpital tente de trouver des solutions pour qu’ils se réinsèrent dans une vie plus « normale » : proposition de colocation, accueil dans des familles, prise en charge dans des lieux différents, au bord de la mer…

En laissant la parole se délier, Philibert parvient à offrir à chaque visage une histoire : histoire parfois fictive à l’instar de ce patient qui pense revoir son père et ses grands-parents à l’hôpital ou de cette vieille femme persuadée qu’une personne lui veut du mal. Histoire poignante comme dans le cas de ces deux (très) jeunes femmes qui ont fait de grosses déprimes (ou qui sont probablement bipolaires) et chez qui ont sent une insondable tristesse. Histoire extravagante comme celle de ce prof de philosophie, ancien élève de normal sup, qui a vécu mille vies et qui vitupère contre nos modes de vie et de pensée…

Ce qui frappe dans le film, c’est à quel point la frontière entre la « folie » (certains patients relèvent de l’hôpital psychiatrique mais ne sont absolument pas fous) et la « normalité » est ténue. Un gros « burn-out » (comme on l’exprime désormais en novlangue) et tout un chacun peut se retrouver dans la même situation. D’autres « malades », malgré leur marginalité qui se traduit parfois sur leurs visages (cet homme qui a conscience d’avoir « un visage dur » alors qu’il est « doux comme un agneau »), font preuve d’une « intelligence » assez étonnante, et beaucoup témoignent d’une certaine inclination pour la philosophie qui rompt radicalement avec les clichés liés à la « folie ».

Un bon documentaire, c’est peut-être avant tout de parvenir à nous confronter à l’altérité sans la réduire à un symbole ou à un « type ». En offrant à des individus que la société et le cinéma ont du mal à appréhender, Nicolas Philibert a parfaitement réussi son pari et signe avec Averroès et Rosa Parks un film aussi beau que poignant.

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