© Diaphana distribution

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Après un long prologue sur les arbres d’une forêt filmés le temps d’un travelling en contre-plongée verticale, Hamaguchi introduit son personnage principal, Takumi, en le filmant couper son bois durant un bon moment avant de le décharger de sa brouette. Méchamment, on aurait envie de dire que cette (trop) longue séquence résume parfaitement la teneur du film : d’un côté, un vernis auteurisant qui privilégie une forme compassée de lenteur, de l’autre, une fable taillée à la hache, feignant une certaine délicatesse pour asséner un discours binaire plutôt lourdingue.

Le premier point mérite quelques éclaircissements. Il ne s’agit évidemment pas de jeter l’opprobre sur tout film ne se conformant pas aux rythmes épileptiques dictés par la télévision ou le cinéma hollywoodien. Beaucoup de chefs-d’œuvre sont des films « lents » et le jeu avec la durée mis en place dans des films comme, au hasard, Jeanne Dielman de Chantal Akerman ou La Belle Noiseuse de Rivette, participe entièrement à leur pouvoir de fascination. Sauf que lorsque je vois Jeanne faire la vaisselle ou éplucher ses patates, Frenhofer peindre son modèle, je ressens quelque chose d’organique et de viscéral. C’est la vie dans l’acception la plus large du terme (le travail, l’aliénation, la création…) que ces cinéastes parviennent à saisir et à restituer à l'écran. Chez Hamaguchi, cela devient une sorte de pose académique qui ne dégage aucune émotion. On comprend que Takumi est le factotum du village mais rien ne justifie la durée du plan dans la mesure où il pourrait facilement être raccourci ou prolongé à l’extrême sans que cela change, au fond, grand-chose. Plus tard, Takumi sera à nouveau en train de couper du bois et demander à ses interlocuteurs (les spectateurs ?) d’attendre qu’il ait fini et en leur posant la question : « vous avez du temps ? ». Or, là encore, cette durée paraît artificielle : pourquoi s’arrêter au bout de trois bûches plutôt qu'une (on aurait compris le principe) ou dix ? De la même manière, l’utilisation de la musique est assez symptomatique de cet artifice. A plusieurs reprises, de longs plans sont accompagnés d’une musique élégiaque qui s’interrompt de façon particulièrement abrupte mais sans véritable nécessité. Ces coupes à la hache, à l’image du film, paraissent à la fois trop visibles et factices. Face à ce maniérisme, on se prend à songer qu’Hamaguchi est un peu un « peintre du dimanche » : difficile de ne pas reconnaître que « c’est bien fait » (mais peut-on rater un plan lorsqu’on a des paysages aussi majestueux à portée de main ? ), que c’est soigné et méticuleux (je ne nie pas un certain talent) mais on a aussi le sentiment de voir quelque chose d’assez scolaire, d’appliqué et sans beaucoup de vie.

D’autant plus que cette forme apparaît vite comme un vernis pour enrober une fable assez lourdement démonstrative. D’un côté, nous trouverons les villageois vertueux et travailleurs, soucieux de la préservation de la nature. De l’autre, les citadins boboïsés cherchant à implanter un « glamping » (contraction idiote, qui n’a pu germer que dans la cervelle faisandée d’un start-uppeur, des mots « camping » et « glamour ») pour accueillir des touristes voulant se ressourcer au vert. Ce « glamping » annonçant, bien évidemment, un désastre écologique.

Hamaguchi a un certain talent pour filmer la parole, soutenu qu’il est par d’excellents comédiens. La meilleure séquence du mal n’existe pas est sans doute celle où les deux jeunes entrepreneurs effectuent un long trajet en voiture pour revenir au village afin de convaincre Takumi de devenir gardien du « glamping ». Si la séquence est destinée à adoucir un peu les angles, à montrer que ces deux personnages ne sont pas uniquement de féroces promoteurs avides de profit (on sent leur désarroi), elle vaut surtout par son côté digressif, cette manière qu’ont les deux collègues de plaisanter, de dévoiler certains aspects de leurs existences respectives, de rire… Enfin un peu de vie passe dans ce récit cadenassé !

On échappe enfin au caractère trop didactique de la séquence, assez efficace d’un point de vue dramaturgique, de la réunion publique où les deux citadins présentent leur projet d’aménagement à la communauté villageoise. Si Hamaguchi rend assez bien le malaise qui s’installe progressivement, on regrette cependant que chaque intervention illustrent assez platement un discours attendu. D’un côté, la bonne parole technocratique, imprécise et totalement déconnectée de la réalité du terrain, de l’autre les arguments de bon sens sur la question de la gestion des eaux usées, sur les problèmes de gardiennage, etc. Des oppositions tranchées… à la hache et qui se réduisent une fois de plus à un schématisme assez binaire : le bon sens campagnard contre le cynisme urbain. Il est d’ailleurs frappant de noter que dans la séquence de la voiture, Hamaguchi fait tomber les masques essentiellement pour conforter sa démonstration : les deux concepteurs du projet réalisant la vacuité de leur mission et le côté artificiel de leurs existences (l’utilisation des applications de rencontres renforçant cette idée de solitude urbaine).

Reste l’épilogue énigmatique (et j’invite mes hôtes qui auraient envie de voir le film à interrompre leur lecture ici car je vais dévoiler la fin) que je trouve, pour ma part, assez cousu de fil blanc et lourdement métaphorique. Hamaguchi joue sur des métonymies assez grossières (le sang du cerf touché qui se retrouve dans le nez de la petite fille qui avait disparu) pour signifier le danger de s’attaquer à la nature (nature que symbolise à sa manière la fillette). Il faudra donc se débarrasser métaphoriquement du promoteur pour que puisse vivre la nature et sauver l’enfant.

Au-delà de ce symbole et des oppositions binaires taillées à la hache, il n’y a pas grand-chose dans Le mal n’existe pas sinon un surmoi auteurisant aussi artificiel qu’épuisant. J’avais plutôt aimé, mais sans grand enthousiasme, certains Hamaguchi (Asako I et II, Contes du hasard et autres fantaisies) mais il reste cependant, pour l'instant, l’un des emballements critiques les plus mystérieux de notre époque.

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