Monella (1998) de Tinto Brass avec Anna Ammirati, Serena Grandi (Éditions Sidonis Calysta)

© Sidonis Calysta

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Après le triomphe de La Clé, Tinto Brass se spécialise de manière définitive dans le domaine de l’érotisme dont il sera l’un des chantres les plus inspirés. La première scène de Monella donne le ton : tandis qu’une fanfare municipale anime les rues de la petite bourgade, la sensuelle Lola (Anna Ammirati), vêtue d’une jupe légère qui ne dissimule rien de ses dessous ni de ses formes, décrit d’incessantes volutes avec la bicyclette qu’elle chevauche. De sa place privilégiée, le chef d’orchestre semble l’observer non pas avec convoitise mais avec une sorte de complicité amusée. Ce chef d’orchestre, c’est Tinto Brass lui-même, démiurge d’un univers fantasmatique sur lequel il règne souverainement.

Un des films précédents du maître s’intitulait L'uomo che guarda (« L’homme qui regarde »), titre qui pourrait résumer toute l’œuvre de Brass tant elle est construite autour du regard. Un regard forcément indiscret, qui s’insinue à travers le trou des serrures et qui glisse sous les jupes des filles. Un regard qui caresse les formes plantureuses des héroïnes, particulièrement leurs postérieurs dont Brass se fit le zélé laudateur. Un des personnages de Monella s’occupe d’ailleurs de réaliser des photos érotiques et loue la supériorité du corps sur le visage, affirmant qu’il ne ment jamais. De la même manière, André – le beau-père de Lola- se livre à une tirade pour célébrer « la lune » féminine avec un lyrisme qui n’a rien à envier à celui dont faisait preuve Jean-Pierre Marielle dans Les Galettes de Pont-Aven de Joël Séria. Pour le dire plus crûment, le cul est le centre de gravité du cinéma de Brass comme les poitrines hypertrophiées furent celui de Russ Meyer. Ce voyeurisme exacerbé, qui se traduit dans le style même du cinéaste (un montage alerte qui donne le sentiment que chaque plan est volé, arraché par le regard d’un voyeur embusqué à une place de choix), renvoie chaque spectateur à sa place de « voyeur ». Mais là où Hitchcock faisait naître la culpabilité, Tinto Brass nous en propose une vision totalement décomplexée. Il donne d’ailleurs naissance dans le film à une sorte d’alter-ego de ses spectateurs, un voyeur qui passe ses journées avec ses jumelles pour observer les corps dénudés ou les ébats de ses congénères. Le portrait n’est pas glorieux (l’obsédé paraît un peu débile mais pas plus que tout homme qui mange du regard une belle femme qui passe dans la rue) mais, comme le dit Lola à son amant : « après tout, il ne fait rien de mal ». Loin des notions de péchés et de refoulement, le cinéaste nous propose une ode hédoniste à la contemplation du corps féminin.

Mais je vois déjà les contempteurs componctueux du « male gaze » cher à Laura Mulvey et aux petits boutiquiers du concept (style Iris Brey), avides de faire fructifier un filon juteux, monter sur leurs ergots et s’offusquer d’une énième preuve de la domination masculine et de la réification des femmes. Certes, il me paraît difficile de nier que Monella semble davantage s’adresser à une audience exclusivement masculine qui aura le plaisir de découvrir une des œuvres les plus sensuelles qui soit, sans doute parce que Brass s’intéresse au fond peu à l’acte sexuel en lui-même et qu’à l’instar d’un Jess Franco, il préfère musarder avec sa caméra au plus près du corps féminin, célébrer le blason davantage que coït (qui est souvent très ennuyeux à regarder).

Mais de là à prétendre qu’il ne considère les femmes que comme de beaux objets, il y a un grand pas qu’un peu de dialectique sommaire empêchera évidemment d’effectuer.

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Que raconte Monella ? L’histoire de Lola, fiancée avec un beau boulanger (Masetto) qui refuse de coucher avec elle avant qu’ils soient mariés (précisons que l’action se déroule à la fin des années 50). La jeune effrontée est furibarde et entend bien que son conjoint lui « manque de respect », affirmant de façon provocante la souveraineté de ses désirs. Comme dans Miranda, si la femme paraît réduite au seul statut d’objet, c’est en réalité elle qui mène la danse et qui dicte aux hommes ses désirs. Que ces désirs exacerbés et volontiers exhibitionnistes soient le fruit d’un fantasme purement masculin, nous pouvons en convenir. Mais au fond, cela ne change pas tant le fond de l’affaire dans la mesure où Tinto Brass invite les femmes à briser tous les carcans (sociaux, religieux…) et à ne se soucier que de leurs propres envies.

Comme Miranda qui se déroulait au sortir de la guerre, Monella propose des notations satiriques assez corrosives sur une société italienne engoncée dans des mœurs archaïques. L’Église est moquée à travers le personnage d’un moine lubrique ou de deux séminaristes qui reniflent avidement la selle de vélo où Lola vient de transpirer. L’attachement à l’institution du mariage est dénoncé comme un moyen d’asservir la femme à son rôle de ménagère fidèle… Cet aspect hédoniste culmine lors de la séquence finale du mariage où Tinto Brass laisse libre cours à ses penchants paillards.

Cette célébration joyeuse et débridée de la chair pourra déplaire aux palais délicats. Monella déborde de sensualité mais le cinéaste fait preuve d’une audace peu commune dans le genre (j’entends, l’érotisme « soft ») puisque Lola n’hésite pas à uriner au milieu de la route quand l’envie pressante lui en prend, à danser un twist endiablé sans porter de culotte ou encore à s’arracher les poils pubiens comme on effeuille la marguerite pour déterminer si elle va se marier ou pas. Inutile de préciser qu’Anna Ammirati est absolument parfaite dans le rôle, pleine d’énergie et offrant avec une générosité stupéfiante les moindres replis de sa chair à l’œil gourmand de la caméra. Elle fait tourner la tête de tous les hommes (voir la scène avec les soldats devant le juke-box) et rend son fiancé malade de jalousie, tout simplement parce qu’elle est libre et refuse de se soumettre à ce qui s’oppose à ses désirs.

Tinto Brass réalise un vibrant éloge de cette frivolité, de cette joie de vivre et d’aimer. Le film prend parfois une tournure plus ambiguë, lorsqu’il se concentre sur la relation qui lie Lola à André, l’homme qui vit avec sa mère (la plantureuse Serena Grandi, toujours magnifique en dépit de la douzaine d’années écoulées depuis le tournage de Miranda). Cette dimension quasi-incestueuse est néanmoins vite balayée par le tourbillon de la vie que met en scène le cinéaste.

Monella célèbre la toute-puissance du désir et des fantasmes et même si l’on pourra juger l’œuvre mineure (comparée à La Clé ou Salon Kitty), elle se révèle extrêmement roborative, surtout à une époque où les réactions pour mettre l’imaginaire et les fantasmes en cage sont de plus en plus nombreuses.

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