Salon Kitty (1976) de Tinto Brass avec Ingrid Thulin, Theresa Ann Savoy, Helmut Berger, Tina Aumont (Éditions Sidonis Calysta)

© Sidonis Calysta

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Au cours des années 70, le cinéma italien va se pencher sur son passé fasciste et aborder frontalement la question du nazisme. Mais plutôt que de montrer les ravages des régimes dictatoriaux du côté des victimes (comme dans Kapo de Pontecorvo), les cinéastes vont se placer du côté des bourreaux et questionner ainsi les rouages du pouvoir. L’inspiration principale de Salon Kitty est à chercher bien évidemment du côté des Damnés de Visconti et Tinto Brass fait d’ailleurs appel à deux des comédiens principaux de ce film : le toujours très ambigu Helmut Berger qui incarne ici un odieux dignitaire nazi (Wallenberg) et la bergmanienne Ingrid Thulin dans le rôle de Kitty, la tenancière du bordel où se déroule une bonne partie de l’action du récit.

Mais on peut citer également le sulfureux Portier de nuit de Liliana Cavani puis la courte parenthèse de la nazisploitation qui reprendra à la fin de la décennie tous les éléments mis en place par Tinto Brass (décorum nazi, violence, érotisme…) pour les exploiter comme un juteux filon, à la fois rentable et racoleur.

Salon Kitty se déroule quelques mois avant la déclaration de la Seconde Guerre mondiale à Berlin. Afin de confondre les traîtres et les insoumis à la doctrine du 3ème Reich, des officiers allemands décident de transformer le « Salon Kitty », luxueux bordel décadent où les hommes viennent assouvir leurs fantasmes et dépenser leur argent, en une véritable officine d’espionnage. Pour remplacer les filles de Kitty, des officiers nazis recrutent les jeunes femmes les plus endoctrinées à leur cause et en font des prostituées chargées de noter les confidences sur l’oreiller de leurs clients.

Sur ce canevas tiré d’un roman (inspiré d’une histoire – parait-il- authentique), Tinto Brass livre une œuvre expressionniste et excessive. Adepte jusqu’alors d’un cinéma « pop », contestataire (Cf. L’Urlo) et politique, le cinéaste change son fusil d’épaule et adopte avec Salon Kitty un style beaucoup plus baroque et fellinienne qui le conduira à d’autres fresques historiques et érotiques (Caligula, La Clé), jalons d’une œuvre obsédée alors par les rouages du pouvoir.

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La première partie du film est construite en deux temps, succession alternée de scènes se déroulant dans le bordel de Kitty et celles montrant le recrutement des filles qui seront engagées comme espionnes. Avec ses couleurs chaudes, son atmosphère enfumée et alcoolisée, le tableau dépeint par Brass renoue avec le style des peintres expressionnistes allemands. Dans la lignée des Kirschner, Otto Dix ou encore George Grosz, le cinéaste parvient à restituer l’atmosphère décadente du Berlin de l’entre-deux-guerres (on songe aussi à Pabst et Sternberg), où une certaine humanité fortunée tente d’oublier, en s’enivrant de tous les plaisirs, qu’elle est en train de danser sur un volcan.

En parallèle, on assiste au recrutement des jeunes filles nazies les plus zélées. Ces moments filmés avec une certaine monumentalité, faisant la part belle au décorum nazi qui dévore tout l’arrière-plan (uniformes, croix gammées, drapeaux…), permet au cinéaste de se laisser aller à tous les excès. A la fois pour ridiculiser des théories abjectes (sur les différences entre les races ou encore, dans la bouche du même professeur, sur les origines aryennes et germaniques de Jésus) et pour parer l’œuvre d’une dimension grotesque qui annihile l’éventuelle fascination que pourrait susciter le décorum. Tinto Brass va très loin (avis aux spectateurs sensibles !), décrivant l’accouplement des jeunes femmes avec des soldats le temps d’une scène filmée au ralenti qui évoque une compétition de gymnastique, positions acrobatiques comprises. Puis, pour affiner la sélection et tester la loyauté des futures recrues au troisième Reich, les officiers leur font passer des épreuves particulièrement dures dans une petite cellule. L’une devra s’accoupler avec un nain, l’autre avec un cul-de-jatte, Margherita (T.A.Savoy) avec un vieillard tandis que d’autres craqueront face à la monstruosité de leurs partenaires (on reconnaîtra dans le lot Salvatore Baccaro, habitué des plateaux du cinéma d’exploitation italien, qui sera notamment le « monstre » dans La Bestia in calore -Holocauste nazi- de Luigi Batzella).

Après cette première heure, Salon Kitty se recentre plus particulièrement sur le destin d’une jeune prostituée : Margherita. Celle-ci a les traits particulièrement fins de la belle Theresa Ann Savoy, découverte par Alberto Lattuada avec son sulfureux La Bambina et que Brass fera tourner à nouveau dans Caligula. Tombant amoureuse d’un soldat allemand bien décidé à déserter, elle truque ses rapports et noue une relation ambiguë avec Wallenberg pour protéger son amant. Mais l’officier a mis sous écoute toutes ses filles et fera exécuter le soldat récalcitrant.

A travers ce personnage de Wallenberg, Brass aborde de front la question du pouvoir et de son « anarchie ». De manière finalement assez fine derrière ses excès et son mauvais goût, Salon Kitty montre à quel point les idéologies et les convictions ne sont que des leurres, des marches pour arracher un pouvoir qui permet ensuite de jouir de tout en toute impunité. Le cinéaste illustre également les théories de Wilhelm Reich sur les liens entre la frustration sexuelle et le fascisme. Wallenberg semble être impuissant et détourne toute son énergie libidinale vers la violence, le droit d’humilier (sa femme, jouée par la sublime Tina Aumont, réduite à un rôle d’esclave) et de tuer. Deux types d’érotisme se heurtent dans le film : celui joyeux et sain, basé sur un désir partagé et une sexualité consentie (Margherita et son amant, par exemple) et celui lié au pouvoir, qui asservit et qui provoque une sorte de crise d’épilepsie chez une prostituée, parce que son client, officier nazi, la contraint à effectuer le salut hitlérien et lui projette des films d’actualités et de propagande sur le corps, unique moyen pour lui de connaître le plaisir.

Satirique, démesuré, excessif, de mauvais goût et décadent : Salon Kitty est un peu tout ça. Mais c’est cette démesure dans la manière de décrire l’imbrication complexe entre le sexe et le pouvoir qui en fait le grand intérêt et, d’une certaine manière, la beauté.

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