Poétique de Tom Cruise (2024) d'Olivier Maillart (Marest éditeur, 2024)

La métamorphose

En 1993, Luc Moullet sort un essai devenu incontournable intitulé Politique des acteurs. Il entend montrer, dans la lignée de la « politique des auteurs », qu'au même titre que les cinéastes, les acteurs sont capables -par leurs choix et les caractéristiques de leur jeu- de bâtir une véritable œuvre personnelle. C'est ce fil directeur qui guide le très stimulant essai d'Olivier Maillart autour de Tom Cruise. En effet, on a longtemps pu considérer (ce fut mon cas) que le comédien avait surtout eu la chance d'avoir rencontré de grands cinéastes au cours de sa carrière, qu'il s'agisse de Kubrick, De Palma ou encore de Paul Thomas Anderson. Or l'auteur montre, d'une manière plus générale, que Tom Cruise est parvenu à imposer petit à petit sa propre « poétique », une manière d'habiter le cinéma qui lui est entièrement personnelle.

Pour cela, il a du se métamorphoser pour devenir ce qu'il est aujourd'hui : une sorte de corps immortel sur lequel le temps ne semble pas avoir de prise.

 

"Il faut du temps pour devenir Tom Cruise. Même quand on s'appelle Tom Cruise.
Celui que nous désignons par ce nom a dû passer par pas mal d'étapes, se débarrasser d'un certain nombre de tics, de postures, de grimaces afin d'en arriver, à force de métamorphoses, au comédien que nous connaissons aujourd'hui - stade qui ne sera pas forcément le dernier, d'ailleurs, mais qui demeura stable suffisamment longtemps pour nous permettre d'en proposer une étude."

 

La carrière de Cruise débute dans les années 80 et ne laisse rien présager de bon. S'appuyant sur une critique assassine de Daney sur Top Gun de Tony Scott et sur la distinction qu'opérait alors le penseur entre le « visuel » et l'image, Olivier Maillart résume les débuts du comédien en le désignant sous le sobriquet de « bon connard » reaganien. Pour devenir Tom Cruise, il va d'abord falloir se confronter aux « pères », se débarrasser de son image de minet insipide pour se forger peu à peu une sorte de masque qui deviendra, avec le temps, immuable. L'auteur analyse avec beaucoup d'acuité les enjeux de ce sourire carnassier qui, dit-on, inspira Christian Bale pour incarner le tueur fou d'American Psycho. Glissant peu à peu vers un jeu blanc, le visage de Tom Cruise évacue de plus en plus toute psychologie pour se forger un masque qui ne craint ni la laideur, ni une certaine forme de monstruosité.

 

Cet effacement progressif du visage se fait au profit du corps. Olivier Maillart montre que le corps de Tom Cruise échappe peu à peu au narcissisme homo-érotique de ses débuts (l'analyse des rapports du comédien au sexe est, là aussi, extrêmement brillante, montrant que la seule scène véritablement adulte qu'il a jouée – dans Eyes Wide Shut- se situe là encore devant un miroir, « comme si c'était le reflet de leur propre perfection que désiraient en premier lieu les protagonistes ») pour atteindre une forme de comique corporel hérité du cinéma burlesque. Davantage qu'aux héros immortels qu'a toujours mis en avant Hollywood, Tom Cruise renoue avec la puissance physique de Chaplin ou Keaton, confronté qu'il est souvent avec de plus grands que lui. Il retrouve cette énergie burlesque dans une figure qu'affectionne particulièrement l'acteur : la course à pied. « La plus pure action que puisse accomplir le corps humain, sans interaction, sans but, sans gesticulation complexe, sans rien, la plus aisément lisible également, c'est la course à pied. » S'appuyant sur la fameuse scène « en apesanteur » du premier Mission impossible, l'essayiste montre que les exploits physiques de Tom Cruise se confondent désormais avec une forme de poésie, notamment lorsque le spectateur a accepté le côté improbable de la chose et se laisse fasciner par ce corps défiant la gravité et se livrant à une sorte de ballet aérien en état de grâce.

Enfin, dans la dernière partie de son ouvrage, Olivier Maillart évoque la question de la paranoïa élevée au rang d'une esthétique. Dans sa dernière partie de carrière, et selon un très classique motif Hitchcockien, Cruise se trouve confronté à l'étrangeté du monde, un monde qu'il doit déchiffrer (Maillart retrouve ici quelques éléments développés dans son bel essai Énigmes, cinéma) et apprendre à maîtriser. C'est en ce sens qu'il devient lui-même metteur en scène des films dans lesquels il joue, apprenant à voir dans le hors-champ, à décoder la valeur trompeuse des images (voir Mission impossible). En ce sens, l'auteur montre très bien qu'il est à la fois l'héritier d'un certain cinéma classique (le burlesque, le thriller hitchcockien) et du cinéma moderne. Arrivé à ce point d’omniscience, Olivier Maillart ne peut pas esquiver la question du rapport de l'acteur à la scientologie. On pourrait voir dans les rôles qu'il incarne une manière (« vivante manifestation du destin, incarnation de dieux immortels ») d'affirmer son appartenance à la secte. Mais, d'une part, nombreux sont les comédiens qui, à Hollywood, ont incarné des super-héros invincibles sans que cela prête à conséquence. D'autre part, le paradoxe Cruise est qu'il propose un type de héros rigoureusement opposé à ceux des productions Marvel, par exemple. En effet, l'une de ses marques de fabrique est de souligner qu'il a lui-même interprété les cascades qu'il exécute. De ce fait, le sauveur selon Tom Cruise renvoie à la théorie du « montage interdit » de Bazin (pour que le spectateur adhère au film, il faut qu'il y croit et une preuve que ce qui s'y joue, au moins à un moment donné, est vrai) et Olivier Maillart va même jusqu'à tirer un fil théologique puisque comme dans l'Eucharistie chez les catholiques, il faut qu'une présence réelle s'impose pour que s'exerce la croyance. C'est donc à une croyance absolue dans une certaine forme de cinéma (ludique et spectaculaire) que reste attachée la « poétique de Tom Cruise ».

On aura compris que l'essai est aussi brillant que passionnant. Mais on s'en voudrait de conclure sans préciser qu'il possède deux autres vertus : il est écrit avec style et gorgé d'une bonne dose d'humour.

Que l'on soit fan ou non de Tom Cruise, ce livre réjouissant comblera donc tous les cinéphiles.

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