Caméra Greco et autres textes (2021) de Jacque Cauda (Marest Editeur, 2021). Sortie le 23 septembre 2021

Le trou

Autant prévenir d’emblée mes aimables lecteurs, je vais vous parler aujourd’hui d’un livre que j’ai trouvé particulièrement ardu. Ne vous enfuyez pas : sans doute disposez-vous d’armes intellectuelles plus solides que les miennes pour appréhender ce recueil de textes à la fois théoriques et poétiques et je ne doute pas un seul instant qu’elles vous permettront de goûter aux fulgurances que nous offre Jacques Cauda. D’autre part, il n’est pas toujours nécessaire de tout saisir pour être frappé par les rapprochements brillants, les aphorismes percutants, les citations foudroyantes qui constituent l’essentiel de ces essais.

Caméra Greco débute comme un traité d’esthétique. Une réflexion sur la peinture et sur sa fonction : « Peindre c’est donner au regard le trou que fait la peinture dans le réel que l’image a pris pour modèle, et à qui elle se substitue. ». Partant de ce trou, de cette béance, Jacques Cauda file la métaphore et arrive au sexe féminin, à cette « origine du monde » que peignit Courbet. Une amie lui envoie des photos de son sexe via les réseaux sociaux pour qu’il le peigne. L’essai dérive alors vers le faux journal intime et une somme d’interrogations sur le regard et le voir. Pour trouver des réponses, des citations : Bataille, Sade mais également des références : Greco, Cézanne (surtout Cézanne), le Tintoret. Céline aussi :

« Céline a senti qu'il y a dans la représentation une déchirure qui est au cœur de l'aporie de la description. La peinture maintient un territoire dont le moteur essentiel est de réparer cette déchirure sans renoncer à la voir. »

Et le cinéma, bien sûr puisqu’il n’y est question que de regard et de ce désir de voir. Le Greco croise alors le chemin d’Hitchcock le temps de collisions lumineuses, qu’il s’agisse de Fenêtre sur cour (« L’Objet du désir du voir doit se dérober sans cesse pour continuer à être l’objet du désir. » Grégoire de Nysse ? Lacan ? Hitchcock ? ») mais aussi par le biais de très stimulants rapprochements entre Psychose et Les Oiseaux, « deux films qui se suivent et qui auraient mérité d’être montés bout à bout comme les deux pans d’un même tableau. »

Ce qui intéresse dans les essais de Jacques Cauda, ce sont ces constants courts-circuits entre les registres (analyses théoriques, images poétiques, collage de citations, journal intime…), les époques (marcher dans les rues de Tolède en 1978 mais également vers 1585) et les images et réflexions que font naître dans l’esprit du lecteur ces entrechocs. Pour ne prendre qu’un seul exemple : ce rapprochement entre la transsubstantiation et la peinture. « La transsubstantiation répète la résurrection, le passage du corruptible visible à un corps incorruptible dérobé au visible, et ainsi permet au corps d’être l’objet de la représentation ». Cauda filera cette métaphore « mystique » en faisant du peintre l’individu capable de « ressusciter » le Réel, de « re »créer la vie : « La peinture a été créée après le péché, pour que la mort des personnes représentées puisse être suivie de leur résurrection. En ses effets, la peinture est le gage d’une nouvelle création. »

Suivre les méandres de la pensée de l’auteur, c’est aussi retrouver des réminiscences d’autres publications de Marest (« politique des éditeurs » ?). En effet, on songe parfois à Enigmes, cinéma d’Olivier Maillart (où comment l’Art tente de percer le mystère d’un Réel sous la forme d’enquêtes), au retour sur les lieux de Psychose effectué par Sébastien Rongier (Alma a adoré) ou encore au Dormeur de Didier Da Silva puisque Jacques Cauda consacre un beau texte à La Champignonne de Pascal Aubier (un magnifique court-métrage). Dans tous ces textes, même si c’est sous des formes très différentes, on retrouve des réflexions sur la représentation et de la manière qu’a l’Art de dévoiler le Réel. L’histoire d’un œil fasciné par le Trou : celui de la vulve peinte par Courbet, celui dans le mur qui permet à Norman Bates d’observer sa future victime, celui d’une serrure offrant un panorama sur l’énigme du monde…

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