Delair, Clouzot (2022) de Noël Herpe (Marest Éditeur, 2022) Sortie le 14 avril 2022

"Ni des saints, ni des héros"

Après les mémoires de Suzy Delair, voici venir sa correspondance. Du moins, l’ensemble des lettres que lui a envoyées Henri-Georges Clouzot avec qui elle partagea son existence pendant près de douze ans. Sans vouloir jouer à tout prix la comparaison entre deux livres à la fois complémentaires et fort différents, on notera que l’élégant petit ouvrage publié par Marest, avec sa maquette aérée et de nombreuses illustrations (photos, copies des courriers originaux…) bénéficie d’un véritable travail éditorial.

En effet, ce recueil de lettres est précédé d’une passionnante et fort instructive préface signée Noël Herpe qui fut il y a quelques années commissaire de l’exposition Clouzot qui eut lieu à la Cinémathèque française. L’historien du cinéma et critique remet parfaitement en perspective cette correspondance dans le cadre d’une relation qui fut à la fois professionnelle (Suzy Delair tourna deux fois sous la direction de Clouzot, pour L’assassin habite au 21 et Quai des orfèvres) et amoureuse.

Si la relation de travail entre Delair et Clouzot fut féconde, c’est parce qu’elle excède les deux films qu’ils ont tournés ensemble. Le cinéaste la rencontre à l’hiver 37-38 alors qu’il travaille sur le film Le Révolté de Léon Mathot. « Il est censé recruter une « oseille », c’est-à-dire, dans le jargon du music-hall d’avant-guerre, une petite femme à la voix pointue, dans le style Lyne Clevers ou d’Arletty ». Il échouera à faire engager Suzy Delair mais il deviendra son amant. Elle obtiendra grâce à lui un des premiers rôles du Dernier des six de Georges Lacombe (1941), que Clouzot a scénarisé, où elle tient le rôle de Mila Malou qu’elle reprendra dans L’assassin habite au 21. Au-delà de la traditionnelle répartition des rôles entre l’artiste et sa muse, Clouzot se comporte avec sa comédienne comme un véritable Pygmalion, guidant sa carrière, lui donnant des conseils sur sa manière de s’exprimer et d’écrire. Dans une de ses lettres, il l’invite directement à se soumettre à l’autorité d’un homme qui saura la guider :

« Vous avez vingt ans, de beaux yeux, du talent et de l’ambition beaucoup d’atouts. Il vous reste à trouver un homme à qui vous vous soumettrez, un homme qui vous calme et vous oblige à un travail tranquille et régulier. Je vous souhaite profondément de le trouver. Rien n’est plus urgent pour vous. Tant que vous n’aurez pas reconnu cette autorité, vous frôlerez la catastrophe. »

Il n’est pas sûr, à l’heure de la dénonciation du « patriarcat » niché derrière la moindre terminaison et du « male gaze » mis à toutes les sauces, que ces lignes soient accueillies avec bienveillance. Pourtant, comme c’est souvent le cas lorsqu’il est question de sentiments et de nature humaine, les choses sont plus compliquées. Et c’est ce que souligne Noël Herpe lorsqu’il s’attarde sur la nature orageuse de cette relation passionnée. Si Clouzot, fidèle à sa réputation de metteur en scène tyrannique, semble endosser le rôle de patriarche dominateur, Suzy Delair n’est en aucun cas une pauvre petite victime. De l’autorité de Clouzot, elle retire tout ce qui peut être bon pour elle (elle lui en sera toujours reconnaissante) mais elle sait lui tenir tête, lui résister voire le faire tourner en bourrique. Dans la mesure où nous n’avons pas les lettres de l’actrice sous les yeux, nous ne pouvons reconstituer qu’en pointillé les affres de cette histoire passionnelle. Mais on devine derrière les mots de Clouzot que son « minet » pouvait également montrer les griffes et que « sa Galatée est aussi une Némésis » pour reprendre les beaux mots de Noël Herpe. On découvre, derrière chaque lettre du réalisateur, un amoureux éperdu et passionné qui finira par se faire quitter de la manière la plus abrupte puisque Suzy Delair déménagera à la cloche de bois.

Auparavant, ils auront néanmoins traversé ensemble les épreuves de la guerre et la nécessité de travailler coûte que coûte. Là encore, l’analyse de Noël Herpe est éclairante car les deux amants seront, de manière différente, inquiétés à la Libération. Et l’historien de bien remettre les choses dans leur contexte : « Au fil des lettres que lui adresse Henri-Georges, on les devine moins soucieux de politique que de mener leur barque, bon an mal an, quitte à profiter d'opportunités peu édifiantes. Ce ne sont pas des saints, encore moins des héros. Il se joue seulement entre eux, sur le plan érotique autant qu'artistique (s'agissant d'un réalisateur aussi surdoué que Clouzot, comment dissocier les deux plans ?), quelque chose qui excède les conventions de l'époque. »

Ce qui intéresse dans cette correspondance est ce côté pragmatique qui laisse deviner en filigrane une relation intense et passionnée sur le plan professionnel et amoureux. Après leur séparation, les amants restent en contact même si leur correspondance s’espace (quelques télégrammes et cartes postales). A travers ces quelques lettres, il nous reste des traces d’une histoire qui les marqua de manière indélébile puisque Suzy Delair confiera à Noël Herpe, lorsque celui-ci vint la voir : « Henri-Georges

Quelle connerie j’ai faite de le quitter…

Il ne passe pas un jour sans que je pense à lui. »

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