Jacques Demy et les racines du rêve (1982) de Jean-Pierre Berthomé. Éditions de l'Atalante (2014)

Demy disséqué

C'est en 1982 que sort la première édition de cet ouvrage consacré à Demy par celui qui deviendra son principal exégète : Jean-Pierre Berthomé. L'édition proposée est la troisième et l'essayiste a bien évidemment mis son livre à jour en analysant les œuvres que Demy a réalisées de 1982 à sa mort en 1990 (soit seulement deux longs-métrages auxquels il convient d'ajouter le cas particulier du formidable Jacquot de Nantes en 90 et la collaboration avec Paul Grimault sur La table tournante).

 

Après avoir lu les biographies récentes de Godard et de Rohmer par Antoine de Baecque, j'avoue que la lecture d'une monographie traditionnelle sur un de mes cinéastes préférés m'a presque « frustré » dans la mesure où Berthomé s'en tient à l’œuvre et rien qu'à l’œuvre. Certes, il évoque un peu l'enfance et la jeunesse de Demy mais c'est pour se consacrer à son parcours professionnel et aux signes qui annoncent sa carrière de cinéaste. Tout juste apprendra-t-on qu'il a épousé Agnès Varda, ce qui – on en conviendra- n'est pas tout à fait un scoop !

Si ce parti-pris est tout à fait respectable, il rend la monographie très classique et moins « piquante » que peuvent l'être celles que je viens de citer. En revanche, cette (petite) réserve ne doit pas nous empêcher de noter la très haute tenue de cet essai. Berthomé a noué au fil des années des liens de confiance avec Demy qui lui permirent d'avoir accès à des documents rares, de suivre « en direct » l'évolution de certains projets et de recueillir régulièrement ses témoignages. Il ne s'agit donc pas de bouder son plaisir.

 

La construction du livre est très classique : après un chapitre consacré à l'enfance et la jeunesse de Demy, Berthomé analyse un par un tous les films du cinéaste et consacre, en gros, un chapitre à chacun. Il revient en détails sur ses premiers courts-métrages, ses débuts sous l'égide de la Nouvelle Vague (Lola, La baie des anges), le triomphe inattendu des Parapluies de Cherbourg confirmé par une des seules « vraies » comédies musicales françaises (Les demoiselle de Rochefort), le séjour aux États-Unis, le retour en France avec le succès du conte Peau d'âne, les difficultés rencontrées au cours des années 70. Il montre bien comment l'échec cuisant (et la polémique qui en découla) du vieux projet d'Une chambre en ville marqua un coup d'arrêt dans l’œuvre d'un cinéaste singulier ne trouvant plus sa place dans un contexte cinématographique ayant beaucoup évolué. Les deux films qui suivront ne retrouveront jamais la grâce des œuvres « historiques », ni l'approbation du public (même si Trois places pour le 26 me semble pourtant être une très jolie réussite).

 

L'analyse pointilleuse des courts-métrages peut, dans un premier temps, effrayer. En effet, Berthomé n'hésite pas à numéroter les plans et à les analyser quasiment un par un, cherchant une signification au moindre mouvement de caméra dans une démarche s'apparentant à une analyse de texte en littérature (où l'exégète tente de déceler la moindre figure de style et de décortiquer mot à mot chaque ligne). Si ce type d'analyse peut être payant, je le trouve souvent desséchant. Par chance, après avoir procédé ainsi pour Le sabotier du Val de Loire et Ars (et dans une moindre mesure Le bel indifférent), l'auteur abandonne cette approche minutieuse pour des analyses thématiques plus générales. Force est de constater qu'il connaît scrupuleusement l’œuvre de Demy et que lesdites analyses sont toujours pertinentes et passionnantes, d'autant plus que Berthomé ne se limite pas aux enjeux thématiques les plus évidents (le temps, la mélancolie, le mythe d'Orphée, l'identité sexuelle...) et n'oublie pas les enjeux stylistiques (à la fois de la mise en scène mais de tous les éléments participant aux films : la musique, évidemment, mais également les décors, les costumes, les couleurs...)

 

Ce qui m'a le plus passionné personnellement, c'est sans doute la manière dont l'essayiste rend-compte du processus de création chez Demy en évoquant l'origine de chaque projet, leur élaboration, les difficultés rencontrées... Si certains éléments sont très célèbres (le refus d'Huster de se faire doubler dans Parking qui sera une des principales causes du semi-échec du film ; surtout si l'on songe que le cinéaste avec d'abord pensé à Jim Morrison ou David Bowie dans le rôle !), d'autres le sont moins comme cette fin alternative au plutôt raté L’événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune. Berthomé évoque également tous les projets avortés de Demy et ces pages ont de quoi faire rêver (et enrager!) le cinéphile qui aurait tant aimé voir Anouchka que le cinéaste devait tourné en URSS, Kobi, histoire de forains prévu pour Yves Montand ou cette histoire de version modernisée de Cendrillon avec des ballets en patins à roulettes ...

 

Le dernier chapitre conclue l'ouvrage de manière un peu paradoxale et un brin amère. Berthomé salue le travail de Ciné-Tamaris (qui gère en exclusivité toute l’œuvre du cinéaste) pour regretter également ce monopole empêchant de reconsidérer l’œuvre de Demy sous un angle autre que celui de « l'enchantement » (il note très justement qu'il est impossible aujourd'hui de voir certains courts du cinéaste ou certains films de commande institutionnelle qu'il a pourtant réalisés avec conviction). Il souhaiterait que se développe d'autres champs d'étude et résume alors certaines thèses américaines visant à analyser ces films sous l'angle de la fameuse « théorie des genres ». J'avoue que ces analyses ne sont pas inintéressantes (surtout quand on connaît le rapport très particulier de Demy au sexe, sublimé dans la première partie de sa carrière avant de s'exposer de manière beaucoup plus crue à partir de Lady Oscar pour finir par l'accomplissement totalement décomplexé d'un inceste dans Trois places pour le 26) même si je crains un peu qu'une telle approche risque de faire basculer l’œuvre du côté de l'idéologie et de la sociologie comme en raffolent les campus américains.

 

Mais au-delà des questions que soulève son chapitre final, cette monographie est assurément un modèle du genre et aucun amateur de Demy ne saurait l'éviter...

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