Le chien de berger

American sniper (2014) de Clint Eastwood avec Bradley Cooper, Sienna Miller

Le chien de berger

Une des principales erreurs commises généralement par la critique est d'appréhender le cinéma d'Eastwood sous un angle idéologique. Au fond, que le cinéaste soit un affreux réactionnaire ou un progressiste soucieux de dénoncer les dysfonctionnements de son pays importe peu. Je pense d'ailleurs qu'Eastwood est un peu les deux. Dans American sniper, le père du héros explique à ses fils que le monde se divise entre les brebis, les loups et les chiens de berger. Les brebis, ce sont ces individus qui se laissent faire et pleurnichent en attendant l'aide des autres (ou de l’État) : c'est le côté très profondément américain d'Eastwood (réactionnaire, si l'on veut) qui s'exprime ici, un caractère farouchement individualiste, indépendant et libéral. De l'autre, il y a les loups qui s'attaquent aux plus faibles et agissent sans la moindre conscience. C'est de ces loups que les « chiens de berger » doivent protéger le troupeau. Eastwood incarne la figure typique de ce « chien de berger » : au-delà de la mêlée mais sensible néanmoins à l'injustice et aux dysfonctionnements de son pays. Parfois, c'est le côté « patriotique » qui prend le dessus (l'ignoble La sanction, le ridicule Maître de guerre...) ; parfois, c'est le côté « anarchiste » luttant pour le faible qui s'exprime (dans le magnifique Un monde parfait).

Ceci posé, comme je le disais en commençant, souligner l'idéologie que dégagent ses films me paraît d'un intérêt limité et si je me suis montré très critique envers certains Eastwood récents, c'est moins pour leur côté « réac » que par la grossièreté des ficelles employées. Si l'auteur peut être un excellent cinéaste, il lui arrive également d'être d'une incroyable lourdeur et manipulateur, comme le prouvèrent en leur temps L'échange ou le très surestimé Gran Torino (comment croire à ces grosses ficelles caricaturales poussant un odieux plouc raciste à prendre la défense d'un immigré?)

C'est davantage à ce niveau qu'il faut analyser les films d'Eastwood : restent-ils bridés par de grosses ficelles ou parviennent-ils à décoller, à donner de l'épaisseur aux personnages et à faire naître de l’ambiguïté (comme dans le beau Mystic river) ?

 

American sniper pourrait faire craindre le pire dans la catégorie machine de guerre et de propagande en faveur de la croisade yankee au Moyen Orient. Or le film séduit assez vite par la sécheresse de sa mise en scène et le brio des scènes d'action. Chris Kyle, le sniper américain, est sur un toit en Irak, tenant en joue une femme et un enfant. Scène effroyable où un homme embusqué s'apprête à tuer des êtres a-priori innocents mais qui ont sur eux des armes dangereuses. Au moment d'appuyer sur la gâchette, un beau raccord sonore nous propulse dans l'enfance de Chris, au moment où son père l'accompagne pour la première fois à la chasse. D'emblée, le film interroge le rapport de son personnage à la mort et creuse une certaine ambiguïté : l'acte répugnant de tuer une femme ou un enfant peut-il être justifié par une situation de guerre précise ? En mettant en parallèle le premier tir en tant que sniper avec son premier gibier abattu à la chasse, Eastwood interroge aussi l'acte même de tirer : est-ce qu'à la nécessité de la situation (en Irak) ne se mêle pas un certain « plaisir » ?

 

Il ne s'agira donc pas pour Eastwood de réaliser un film pro ou anti-intervention américaine en Irak (American sniper peut vraiment être interprété dans les deux sens et il faudrait être d'une parfaite mauvaise foi pour balayer d'un revers de main l'une des deux interprétations) mais de réaliser le portrait d'un homme devenu sans le vouloir une légende (alors qu'à l'origine, il n'est qu'un simple « redneck » texan) et qui se retrouve totalement laminé par cette guerre absurde.

Le film est construit de manière un peu mécanique sur des allers et retours entre le champ de bataille en Irak et la vie familiale de Chris aux États-Unis. Si je trouve la plupart des scènes domestiques un peu ternes (en dépit d'un humour bienvenu), il y a un très beau moment où la femme du sniper s'apprête à sortir dans une petite robe légère et trouve son mari devant l'écran éteint de la télévision. Eastwood montre bien par ce contraste de l'image et du son (on perçoit les bruits du champ de bataille que continue d'entendre Chris) que la jeune femme est du côté de la vie tandis que cet homme ravagé est en permanence du côté de la mort, marqué à jamais par les gestes qu'il effectue et qui lui valent pourtant la gloire et la reconnaissance.

 

Comme dans Mémoire de nos pères, American sniper ne propose pas de contrechamp sur « l'ennemi » mais ce point de vue unique ne signifie pas pour autant que le cinéaste cautionne ce qu'il montre (ça serait confondre les propos du personnage et de l'auteur) et tout l'intérêt du film réside justement dans ce décalage qui ne cesse de s'accentuer entre ce que Kyle dit et croit et la réalité de la guerre qu'il se prend en pleine figure et qui le lamine de l'intérieur.

Pour Eastwood, il est évident que l'acte de tirer n'est pas un acte anodin : pas d'éloge donc des troufions ni de croisade contre de prétendus barbares mais une description minutieuse de la folie guerrière vécue de l'intérieur. Folie qui culmine dans une séquence très impressionnante où une tempête de sable et de multiples explosions brouillent totalement la perception des personnages mais aussi du spectateur plongé dans une fumée jaunâtre opaque.

 

Au cœur de ce chaos, il convient de souligner la performance de Bradley Cooper, tueur d'élite apparaissant d'abord comme un monolithe formaté par une instruction martiale (ces scènes d'entraînement qui rappellent d'ailleurs un peu celles du Maître de guerre, notamment pour les dialogues fleuris) mais qui sait ensuite faire vaciller la raison d'un simple regard. Si la personnalité de Chris Kyle demeure si ambiguë, c'est que l'acteur parvient à lui donner l'épaisseur qui lui convient.

 

Par la puissance de la mise en scène (mine de rien, papy Eastwood en a encore sous le pied lorsqu'il s'agit de filmer l'action et de jouer avec une grande habileté sur la topographie des lieux), American Sniper est un film qui me réconcilie un peu avec un cinéaste qui m'a souvent déçu ces dernières années (voir le gros pudding indigeste intitulé Au-delà!)

 

Reste que l’œuvre n'est pas sans défauts : un peu mécanique comme je le soulignais plus haut dans sa construction, un tantinet longuette (20 minutes de moins n'auraient pas été du luxe) et Eastwood fait parfois preuve d'une certaine balourdise. Je pense notamment à cette scène larmoyante où un ancien marines rencontre par hasard Chris dans une supérette et vient le remercier avec un long discours pompeux. Le discours est souvent le point faible des films d'Eastwood et c'est justement quand il filme l'inanité des préceptes face à l'opacité du Réel qu'il obtient les meilleurs résultats.

 

American sniper nous donne néanmoins l'envie de lui accorder à nouveau notre confiance...

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