Il était une fois en Amérique (1984) de Sergio Leone avec Robert de Niro, James Woods. (Editions Carlotta FilmsVersion intégrale restaurée en salles depuis le 6 mai 2015

C'était hier

Face à un film d'une telle ampleur, la tentation est grande d'en faire une fable globale sur l'Amérique, au risque de rapidement retomber dans ce cliché consistant à voir dans toute grande fresque cinématographique une métaphore d'une nation dans son ensemble. Pourtant, le titre même invite à cette interprétation et à  plonger dans les méandres de l'œuvre crépusculaire de Sergio Leone qui interroge ici tous les fondements de la nation américaine.

On pourrait le faire à l'aune de ses westerns. On sait que Leone est le prototype du cinéaste arrivé « après » (le classicisme, les genres...). Dans ses films, il va donc s'employer à interroger les codes du western pour les traiter de manière formaliste et inventer ainsi un maniérisme qui n'appartient qu'à lui (et que tout apprenti cinéaste s'est amusé à plagier : gros plans sur les yeux, dilatation du temps, musique lancinante...).

Il était une fois en Amérique débute également avec cette idée d'un passé irrémédiablement mort, d'une innocence perdue : Noddles (De Niro, qui a rarement été aussi bon si ce n'est chez Scorsese) est recherché par des truands persuadés qu'il a donné ses trois complices à la police. Il se réfugie dans une fumerie d'opium où des souvenirs lui remontent à la tête. Le film naviguera ensuite entre ces deux dimensions : d'un côté, le film de gangsters qui dit à quel point les États-Unis se sont construits sur la violence, de l'autre, une rêverie autour des mythes fondateurs du pays et du « rêve américain ».

Une superbe séquence au début du film nous montre comment la mise en scène de Leone parvient à créer cet état flottant entre innocence perdue et nostalgie rêveuse : Noddles fume son opium lorsque sonne un téléphone. On imagine que ce coup de fil le concerne puisqu'il est poursuivi. Mais peu à peu, cette sonnerie perd son caractère « diégétique » pour faire affleurer à la surface des bribes de souvenirs confus (une fête, la célébration de la fin de la Prohibition, une femme blonde...) et par évoquer un autre coup de fil plus crucial : celui par lequel Noddles dénonce ses complices. Par un sens inouï du raccord et le rappel constant de cette sonnerie, Leone nous plonge dans un univers fluctuant entre rêve et réalité, passé et présent, action immédiate et souvenirs...

 

Après l'ouverture, Noddles quitte New-York où il ne reviendra que 35 ans plus tard, intrigué par une mystérieuse lettre. Ce retour dans son quartier où vit toujours le vieux Moe sera l'occasion d'une série de réminiscences qui rythmeront le film : les années de l'adolescence où Noddles rencontre son inséparable complice Max (James Woods), les années 30 et l'irrésistible ascension de la petite bande de truands au sein du « Milieu » pendant la prohibition et enfin les années 60. Tout cela donne un film « monstre », une fresque de plus de quatre heures portée à la fois par un souffle romanesque hors du commun et par un sentiment de perte irrémédiable qui lui donne sa profonde mélancolie.

 

On le sait, Leone a travaillé de nombreuses années sur ce projet et il a bénéficié de moyens colossaux pour parvenir à ses fins. Pourtant, comme son « jumeau inversé » La porte du paradis (autre grand film sur le mythe américain), il ne donne jamais le sentiment d'une œuvre « monumentale » et poussiéreuse. Peut-être parce qu'il fonctionne comme une œuvre « mentale », une simple vision fantasmée d'une nation, de son histoire et de sa culture. Mais cette fois, Leone ne reconstruit pas cette vision d'un point de vue « formel » comme avec ses westerns, ne versant qu'à de rares occasions dans le maniérisme (la scène très drôle du café servi à Noddles que le cinéaste filme comme un duel dans ses westerns : le tintement lancinant de la cuillère qui remue le café et une succession de gros plans sur les visages des protagonistes). En tournant aux États-Unis, il se confronte directement à ce territoire, à ces paysages et à ces mythologies. Mais il se livre moins à une reconstitution (d'une époque, d'un univers...) qu'à une réinvention d'un monde aussi réel que fantasmé. Ce n'est sans doute pas un hasard si énormément de scènes sont construites autour de jeux de regards. Personne n'a oublié les passages où le jeune Noddles se rend aux toilettes pour espionner la belle Deborah dont il est amoureux. L'Amérique que filme le cinéaste est une Amérique qui a déjà été regardée et c'est finalement ce « regard » porté sur ce pays qui l'intéresse.

A travers ces trajectoires, Leone explore toutes les facettes du rêve américain : l'ascension sociale, l'argent facile, le succès auprès des femmes, la mythologie du gangster, du « clan », l'amitié, l'amour...

Son film est une somptueuse tapisserie où chaque motif vient se fondre dans un vaste canevas par un jeu subtil d'entrecroisements de fils narratifs, de couleurs et de sons (ah, cette reprise discrète mais tellement parlante du Yesterday des Beatles !)

C'était hier

La plus grande beauté du film vient de sa manière très particulière de transcender la reconstitution historique et académique par la rêverie, le fantasme tout en montrant dans un même mouvement comment les « mythes » qu'il met en scène sont dorénavant éteints.

La période de l'adolescence est filmée comme un moment insouciant et joyeux (normal!) mais où plane sans arrêt la menace de ce qui va la briser à tout jamais et que Leone symbolise par la scène terrible de la mort de l'enfant. Dès lors, tout le film sera frappé par le sceau de cette « innocence perdue » que l'on retrouvera également dans les rapports que Noddles entretient avec les femmes.

Il était une fois en Amérique est marqué par deux scènes très dures de viol, notamment une qui conclut une idylle que l'on pensait « amoureuse ». C'est moins de la misogynie qu'il faut voir dans le regard de Leone (évitons les simplifications bornées de nos contemporains qui confondent systématiquement l'attitude des personnages avec celle des créateurs) qu'une manière de profaner systématiquement les mythologies qu'il tente de réinventer. Derrière le « rêve » américain et ses « idéaux », il montre qu'il y a d'abord le viol (perte de l'innocence) et le sang.

Dans le même ordre d'idée, le milieu mafieux finit par rencontrer le mouvement ouvrier et mettre à sa botte des leaders syndicaux peu scrupuleux. Il s'agit là encore de démystifier le caractère idéalisé des luttes sociales pour montrer une réalité plus trouble, plus ambiguë...

 

Il est bien évident que l'objet de cette note n'est pas d'analyser en profondeur une œuvre aussi riche et foisonnante. Mais plutôt de donner envie de redécouvrir ce chef-d’œuvre testamentaire de Leone pour se laisser envoûter par les arabesques dessinées par sa mise en scène et par la musique somptueuse de Morricone. Il était une fois en Amérique est un long fleuve qui se termine par un très célèbre gros plan énigmatique : le sourire de Noddles dont le visage est recouvert d'un voile exprime alors parfaitement la quintessence d'un film voguant entre l'impitoyable rudesse du temps qui passe et la puissance du fantasme et de la réminiscence...

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