Retour à l'image

Passion (1982) de Jean-Luc Godard avec Isabelle Huppert, Hanna Schygulla, Michel Piccoli, Jerzy Radziwilowicz, Jean-François Stévenin, Myriem Roussel

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Le film débute par la traînée blanche d'un avion dans le ciel qui divise littéralement le plan en deux. Tout le cinéma de Godard, surtout depuis la fin des années 60, est hanté par cette division originelle : l'image et le son, l'homme et la femme, l'amour et le travail, le collectif et l'individu... En 1982, ça fait plus d'une décennie que Godard a perdu confiance en l'image et qu'il met à nu le mensonge dont elle est entachée, soit en passant par le discours et la logorrhée marxiste-léniniste (les films du groupe Dziga Vertov), soit en la triturant, en la décomposant, en l'interrogeant constamment (Ici et ailleurs, Comment ça va, Numéro deux...)

Si Passion est une telle réussite, c'est que Godard effectue un retour bouleversant (déjà annoncé dans le superbe Sauve qui peut (la vie)) à l'image. Et ce retour a lieu grâce à la peinture. Il ne s'agit pas pour le cinéaste de tirer un trait définitif sur ses interrogations antérieures mais de leur donner un nouvel éclairage (on verra l'importance de la lumière dans le film).

S'il fallait résumer le film en schématisant à l'extrême, on dirait que se joue en son sein les questionnements de la période « politique » de Godard (Isabelle Huppert incarne ici une ouvrière qui tente, tant bien que mal, de monter une section syndicale dans son usine) mais également une réflexion sur le cinéma qui parvient à retrouver les accents lyriques du Mépris (une équipe de film venu tourner le film Passion dont l'épine dorsale est constituée par la reconstitution de tableaux de maîtres...). Il ne s'agit plus pour Godard de décréter qu'il y a d'un côté le « vrai » (la parole ouvrière) et, de l'autre, le « faux » (l'image, le cinéma) mais de réfléchir à la manière dont le cinéma pourrait désormais appréhender cette parole (qui, symboliquement, bégaie), l'éclairer différemment.

Si l'idée de filmer des reproductions « vivantes » des plus célèbres toiles de Rembrandt, Goya, Delacroix ou Ingres fonctionne aussi bien, c'est que Godard ne recherche pas une « plus-value » culturelle ou esthétique (même si le film est absolument splendide de ce côté-là) mais à appliquer les leçons des grands peintres. Pour le dire très vite, le cinéaste se demande comment Rembrandt aurait fait, en 1982, pour peindre une ouvrière contrainte de rester neuf heures par jour sur la même machine. Et sa réponse, il la trouve du côté de la lumière, notamment dans cette manière sublime qu'il a de filmer en gros plans les visages d'Isabelle Huppert et Hanna Schygulla. En passant d'une toile reconstituée à ces visages, le cinéaste perce une certaine vérité de l'art et de ses personnages. Les tableaux deviennent des métaphores dont la portée reste universelle. C'est chez Goya ou Delacroix que Godard peut retrouver cette lumière pour parler des révoltes et des exclus d'aujourd'hui, ceux qui n'ont jamais leur place au cœur de l'image (on entend au débotté dans le film que personne ne filme à l'intérieur des usines).

Comme dans Le Mépris, le cinéaste du film est confronté aux puissances de l'argent (producteurs, distributeurs) qui lui demandent toujours « quelle est l'histoire de son film ». Pour leur répondre, Godard livrera ironiquement, comme un objet séparé, un court-métrage intitulé Scénario du film Passion que j'aimerais beaucoup voir. Car il ne peut bien entendu pas être question « d'histoire » dans ce film : seulement des fragments (cette forme que Godard maîtrise à la perfection), des éclats du Réel... Pourtant, même sans « histoire », le film parvient à englober toutes les histoires du monde : l'Histoire avec un grand H (il est question de la Pologne), le mystère de l'amour (ces plans sublimes sur la figurante sourde-muette des tableaux qui n'est autre que Myriem Roussel, la future muse de Godard sur Je vous salue, Marie), de la création et des difficultés à créer.

Le titre est assez révélateur et il faut l'entendre au deux sens du terme (le courant et son sens religieux) : Godard filme sa passion pour le cinéma mais également la douleur qu'il y a dans cette création, la difficulté à lier amour et travail...

Le film marque également les retrouvailles du cinéaste avec son chef-op Raoul Coutard et Passion est une merveille de chaque instant, plastiquement parlant. La reconstitution de ces tableaux vivants est d'une beauté inouïe et Godard parvient à nous bouleverser avec une simple variation de lumière. D'une certaine manière, et même si son cinéma de ces années-là invite à cette métaphore religieuse, on peut dire qu'il retrouve ici une certaine foi dans l'image.

Ne comptez pas sur lui pour un récit structuré et une narration linéaire mais pour des émotions esthétiques et intellectuelles inédites, Passion est une parfaite réussite et un film éblouissant...

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