La taverne de la Jamaïque (1939) d'Alfred Hitchcock avec Charles Laughton, Maureen O'Hara. Sortie en salles en version restaurée le 14 octobre 2015. Éditions Carlotta Films.

Le repaire des brigands

Alors qu'il vient de terminer Une femme disparaît, Alfred Hitchcock est contacté par David O. Selznick pour venir aux États-Unis et réaliser un film sur le naufrage du Titanic. Avant de partir, le cinéaste décide d'adapter un roman de Daphné du Maurier : L'auberge de la Jamaïque. L’œuvre, qui deviendra La taverne de la Jamaïque pour l'écran, est à la fois le dernier film de la période anglaise d'Hitchcock et sa première adaptation d'un écrivain qu'il retrouvera deux fois par la suite (Rebecca et Les oiseaux).

Dans ses entretiens avec François Truffaut, le cinéaste se montre très sévère pour ce film et explique qu'il a dû modifier considérablement la trame du roman parce que son acteur principal, Charles Laughton (également producteur du film) ne voulait pas n'apparaître qu'à la toute fin du récit. Il est vrai qu'en montrant très rapidement Sir Humphrey Pengallan, juge extravagant jouant un redoutable double-jeu en chapeautant une bande de détrousseurs de navires tout en tenant son rôle dans la haute-société, Hitchcock évente tout suspense.

A ce titre, La taverne de la Jamaïque est sans doute l'une de ses œuvres les plus atypiques. Quittant les sentiers du film policier qui firent sa réputation, il s'essaie ici au récit d'aventures situé au 19ème siècle.

A un endroit particulièrement dangereux de la côte de Cornouailles, des brigands tendent des pièges aux navires qui passent pour les faire échouer et les détrousser après avoir exécuté leurs équipages.

Tenue par Joss et sa femme Patience, la Taverne de la Jamaïque est le point de ralliement de ces bandits. C'est aussi dans ce lieu que se rend Mary (Maureen O'Hara), la nièce de Patience, dans la mesure où cette tante est désormais son unique famille...

Si Hitchcock n'était pas satisfait du résultat, ce film qui ressort actuellement en salles en version restaurée, mérite assurément mieux que cette mauvaise réputation et est sans doute le meilleur film anglais du cinéaste qui parvient à composer merveilleusement avec la présence envahissante du génial Charles Laughton.

Plutôt que d'entraîner le spectateur dans la résolution classique du « whodunit » (on sait très rapidement que le mystérieux organisateur qui tire les ficelles est le juge), le cinéaste se livre à un très habile jeu sur les apparences trompeuses et sur la notion, ô combien importante dans son œuvre, de culpabilité.

Prenons un exemple précis. Arrivée dans la taverne, Mary est témoin d'une tentative de mise à mort puisque les brigands soupçonnent l'un des leurs de les avoir trahis. Comme souvent chez Hitchcock, elle est d'abord spectatrice de l'action (elle regarde par un trou de son plancher) avant de passer à l'action et de libérer cet homme. L'intelligence du cinéaste est de jouer constamment sur des dilemmes moraux : si la jeune femme sauve la vie de James Trehearne, elle le prend également pour l'un des criminels du groupe. Or il se trouve que c'est un agent infiltré et qu'il est chargé d'arrêter les bandits. A partir du moment où il revient du côté de la Loi, un mouvement inverse se produit : Mary considère celui qu'elle a sauvé comme un « danger » pour sa tante et son oncle et c'est eux qu'elle va tenter d'aider. Tous les personnages de La taverne de la Jamaïque possède cette ambivalence : à la fois coupable pour certains de leurs actes mais également « innocents » à l'instar de Patience qui n'agit que par amour ou même de Joss à qui le cinéaste finit par offrir une sorte de « rédemption ».

Cette ambivalence atteint son apogée avec le personnage de Pengallan puisqu'il incarne aux yeux de tous la Loi. Juge respecté et mondain, il se caractérise par son excentricité et une bonhomie auxquelles le jeu gourmand de Laughton confère un véritable génie. En réalité, cet homme est un génie du Mal impitoyable qui n'hésite pas à tirer dans le dos de ceux qui pourraient le dénoncer et qui sait manipuler tout le monde. Hitchcock disait qu'un film était d'autant plus réussi que le « méchant » l'était également. Et dans la galerie des « méchants » hitchcockiens, Laughton ne dépareille pas et s'avère même l'un des plus remarquables.

D'une certaine manière, ce cruel malfaiteur peut apparaître comme une sorte de double maléfique du cinéaste puisque c'est lui qui organise tout la mise en scène et qui manipule ses « acteurs » comme des pions sur un échiquier.

Au bout du compte, La taverne de la Jamaïque peut aussi se voir comme un splendide duel d’ego démesurés (Hitchcock contre Laughton) et c'est peu dire que ce duel ne manque pas de panache...

 

 

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