Kathryn Bigelow : Passage de frontières fluctuantes (2020) de Jérôme d’Estais (Rouge Profond).

Hybridations

Avant toute chose, il convient d’avouer humblement que je ne suis sans doute pas la personne la mieux placée pour vous parler de cet essai. En effet, Jérôme d’Estais a une approche très analytique et attaque immédiatement le cœur de son sujet sans préambules (résumé des films ou descriptions des scènes, par exemple). Du coup, si on connaît peu le cinéma de Kathryn Bigelow, on est parfois un peu perdu dans des méandres de références qui n’évoquent pas grand-chose. Et je dois admettre que c’est mon cas puisque je n’ai vu qu’Aux frontières de l’aube (beaucoup aimé mais souvenir très, très lointain) et Zero Dark Thirty qui m’avait plutôt agacé. Pour ma part, il me fut donc parfois difficile de me retrouver dans le raisonnement de l’auteur tant il se réfère précisément à certains passages des films, préférant par exemple évoquer le nom des personnages plutôt que ceux des comédiens qui les incarnent. Sans la mémoire desdits films, c’est parfois un peu ardu à suivre.

Qu’on ne se méprenne pas sur cette introduction qui pourra paraître dissuasive : il ne s’agit en aucun cas d’une critique de l’ouvrage mais plutôt d’une « autocritique » de votre serviteur. D’ailleurs, une expérience similaire vécue récemment me laisse supposer que je trouverai sans doute beaucoup de plaisir à relire ce livre lorsque j’aurai exploré plus en détails la filmographie de la cinéaste. Il s’agit de ma découverte de la troisième saison de Twin Peaks. Au moment de sa diffusion, j’avais lu les copieux dossiers consacrés à cette série dans les Cahiers du cinéma en me sentant totalement largué (je n’avais pas les références pour saisir les textes). Or je les ai relus après avoir (enfin) découvert cette nouvelle saison (extraordinaire, mais c’est une parenthèse qui n’a rien à voir !) et je les ai trouvés absolument passionnants. Le sérieux du travail de Jérôme d’Estais (une bibliographie conséquente, des références pertinentes et une argumentation solide) me laisse imaginer un cas similaire quant à cet essai.

Essayons néanmoins de décrire les quelques pistes explorées par le livre. Comme le suggère le sous-titre, l’essai s’articule essentiellement autour de la notion de « frontière » et ses lignes mouvantes où se nichent les enjeux du cinéma de Bigelow, entre grand spectacle et visions personnelles, entre « films de genre » et approche « politique », entre le féminin et le masculin (d’Estais se plait à rappeler que la cinéaste œuvre généralement dans des genres réputés « masculins » : voir Point Break ou Démineurs), le jour et la nuit…

L’auteur déroule ensuite le fil de sa métaphore pour décrire les thèmes qui parcourent cette filmographie, notamment celui de la contamination (le passage d’un « corps étranger » au-delà des limites desdites frontières) avec une belle (et pertinente) comparaison avec le western. Les vampires d’Aux frontières de l’aube pourraient n’être qu’une version réactualisée des indiens de La Prisonnière du désert de John Ford avec cette idée d’aller rechercher en territoire « ennemi »  un être aimé en « voulant préserver la « pureté » de la contamination ».

Mais ce qui intéresse Bigelow, c’est également une forme d’hybridation où les repères deviennent plus fluctuants et instables. A ce titre, d’Estais revient sur la question du « genre » (à la fois cinématographique mais également humain) et s’intéresse aux passages de l’un à l’autre, à ce qui n’est jamais figé chez la réalisatrice. Mais l’une des forces de l’ouvrage est aussi de ne pas trop insister sur cette « spécificité féminine » de Bigelow et de tenter davantage de saisir sa singularité d’artiste.

L’essai ne se limite pas à une approche thématique mais tente également de saisir les enjeux esthétiques de cette œuvre, en décrivant notamment l’art de la composition de la cinéaste et ses jeux autour des éléments (l’eau – Point Break, Le Poids de l’eau, K19…-, le feu – Aux frontières de l’aube, Démineurs… etc.)

Enfin, dans la dernière partie de son essai, l’auteur aborde les questions politiques que soulève ce cinéma, notamment en revenant en détail sur les polémiques ayant accueilli Détroit (film que je n’ai pas vu mais dont j’ai une idée plus précise grâce à l’ouvrage de David Da Silva sur les « cultural studies »). Jérôme d’Estais souligne bien les ambiguïtés de la cinéaste lorsqu’il s’agit de représenter la violence (Bigelow a été très inspirée par La Horde sauvage de Peckinpah), préférant au didactisme du cinéma « militant » une attention plus poussée à des personnages nuancés. Au risque de paraître édulcorer la réalité. A travers sa représentation de la violence, c’est également l’Amérique et ses mythes qu’elle interroge. En s’appuyant notamment sur Baudrillard, l’auteur montre ce que les films de la cinéaste nous disent de l’Amérique d’aujourd’hui et de ses images.

L’ensemble comblera, à mon avis, les férus de Kathryn Bigelow. Pour les néophytes comme votre serviteur, il a le grand mérite de titiller la curiosité et de donner envie d’aller explorer un peu mieux cette œuvre.

 

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