Agnès Varda : le bonheur cinéma (sous la direction de Saad Chakali). Revue Eclipses n°66, Juin 2020

L'archipel Varda

La publication d’un nouveau numéro d’Eclipses est toujours un bel événement et on s’en voudrait désormais de louper les deux rendez-vous par an que nous propose l’équipe de rédaction. Alors qu’elle a disparu depuis plus d’un an, la revue rend un hommage à la grande Agnès Varda et nous offre une passionnante plongée au cœur de son œuvre.

Je le répète à chaque fois mais l’approche des textes de la revue est très universitaire (ce n’est pas un reproche), préférant l’auscultation « scientifique » des œuvres à l’approche impressionniste et « cinéphile ». On pouvait craindre qu’en s’attaquant à la filmographie vagabonde et malicieuse d’Agnès Varda, nos analystes l’assèchent et l’écrasent sous le poids de grilles de lecture rigides (thématiques, sociologiques, esthétiques…). Mais dès le beau texte introductif de Saad Chakali, on devine que l’écueil sera évité et que ce volume aura de quoi surprendre, interroger et lever le voile sur des aspects relativement méconnus (du moins, en ce qui me concerne) du travail de Varda.

Divisée en trois parties, la revue nous propose de découvrir des îles (soit quelques films de la réalisatrice), des archipels (des analyses plus transversales de son œuvre) et des plages (s’intéressant davantage aux secrets de confection de son cinéma). Dès le premier mouvement, le lecteur est surpris de voir que les deux films les plus fameux d’Agnès Varda (et mes préférés : Cléo de 5 à 7 et Sans toit ni loi) sont éludés au profit d’œuvres plus méconnues (Mur, murs, Les Dites Cariatides, Lions Love). Michaël Delavaud revient sur la modernité du premier long-métrage de la cinéaste (La Pointe courte) et la manière dont elle articule documentaire et fiction, roman autobiographique et néo-réalisme. Myriam Villain s’attache à l’utilisation de la couleur dans Le Bonheur tandis que Bamchade Pourvali porte son attention sur la révolution féministe qu’illustre à sa manière L’Une chante, l’autre pas.

Cette approche pointilliste de l’œuvre est intéressante et s’accorde assez bien avec le caractère fantasque du cinéma de Varda. Tout comme la cinéaste pouvait passer du court-métrage au long, de la fiction au documentaire (voire au « documenteur ») ou encore de la photo à l’installation, les auteurs vagabondent dans sa filmographie sans adopter les sentiers balisés. On retrouve ce principe dans les approches transversales, même si certaines sont un peu attendues (le texte d’Aurélien Gras sur la question de l’amour et de la domination masculine alors qu’il me semble que le cinéma de Varda n’a jamais été militant et beaucoup plus subtil sur ces questions) tandis que d’autres reviennent sur un aspect assez connu (le texte de Sophie Pierre sur la question du temps chez Varda – temps « objectif » et temps « subjectif »-, particulièrement stimulant) ou abordent l’œuvre à travers un axe original : la question des chansons « populaires, classiques ou modernes, toutes insufflent un souffle poétique qui circule et forme des bulles de rêveries, toujours bien ancrées et visibles dans le monde réel représenté » est subtilement analysée par Nathalie Mauffrey. Tout se passe comme si chez la « glaneuse » Varda, chaque élément hétérogène (ici, le chant) ouvrait un nouvel espace au cœur du récit afin de charrier encore plus d’imaginaire et de rêverie. C’est aussi ce que démontre Roland Carrée dans un passionnant texte sur les « petites gouttes de vie privée » qu’introduit Varda dans ses films lorsqu’elle fait tourner ses enfants Rosalie et Mathieu. On retrouve d’ailleurs dans ce cas la notion de deux « temporalités » parallèles : celle du récit et celle, plus intime, qu’introduit ce recours au chant ou aux vignettes autobiographiques.

Dans une dernière partie, la revue s’intéresse davantage à la confection des films avec un entretien posthume de la cinéaste et un autre avec Nurith Aviv qui fut sa chef-opératrice sur six films. Pierre-Antoine Bourquin nous offre deux textes sur Les Plages d’Agnès qui mettent parfaitement en lumière la manière de procéder de la cinéaste, entre imagination efflorescente et recyclage permanent (les images non intégrées au film se retrouvant dans des bonus de DVD ou dans des installations). Le récit de la « plage » reconstituée rue Daguerre le temps d’un week-end est particulièrement symptomatique de ce mélange de bricolage artisanal et de cette imagination débordante nécessitant aussi de gros moyens.

En fin de compte, on a l’impression d’avoir redécouvert le cinéma d’Agnès Varda sous un autre angle et, en ce sens, la revue est une parfaite réussite qui donne envie d’aller très vite revisiter les plages et les îles d’Agnès…

 

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