Le Sel des larmes (2020) de Philippe Garrel avec Logann Antuofermo, Oulaya Amamra, Louise Chevillotte, André Wilms, Souheila Yacoub

© Ad Vitam

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Le dernier film de Philippe Garrel risque de prêter le flanc aux railleries des petits malins ou aux critiques les plus paresseux. En effet, à l’écran, d’aucuns ne verront ici rien de neuf depuis La Jalousie : même attention aux atermoiements d’un jeune homme partagé entre trois femmes, même naïveté à certains moments comme cette « dénonciation » du racisme lorsque deux bas du front s’en prennent à un couple noir à la sortie d’une boite (rappelant la dénonciation de l’antisémitisme dans La Frontière de l’aube), mêmes références à la nouvelle vague (noir et blanc primitif, petit budget, décors de chambres à coucher et de cafés, voix-off qui donne une tonalité littéraire à l’ensemble), même romantisme adolescent porté par le piano de Jean-Louis Aubert et toujours l’incontournable scène de danse que Garrel sait si bien filmer même si les chorégraphies commencent à se ressembler un peu…

Rien de nouveau sous le soleil mais un film qui risque d’agacer encore plus dans la mesure où Garrel ne prend aucune pincette. Ceux qui lui reprochaient, au temps de L’Ombre des femmes et de L’Amant d’un jour, sa prétendue « misogynie » pourront sortir leurs fleurets puisque Luc, le personnage principal du Sel des larmes, est sans doute l’un des personnages masculins les plus antipathiques jamais filmé par Garrel. Sa douceur apparente, celle qui séduit Djemila, masque mal un véritable égoïsme et une grande lâcheté. D’autre part, alors que le réalisateur est souvent extrêmement pudique et peu enclin à montrer les choses du sexe, il se révèle ici plus audacieux et nous offre quelques jolies nudités féminines, assez inédites dans son cinéma.

Enfin, il faut reconnaître que certaines situations semblent parfois très artificielles. Lorsque Luc retrouve Geneviève (Louise Chevillotte), une ancienne petite amie du lycée, c’est chez une famille huppée où tous les deux travaillent (lui pose des canisses tandis qu’elle garde les enfants). Pourtant, ils parviennent (pendant que la famille mange, nous dit la voix-off !) à se retrouver tous les deux dans la salle de bain de la demeure familiale et à faire l’amour !

Pourtant, et là réside la grandeur du cinéma de Garrel, cet artifice des situations n’empêche jamais la vérité des personnages et des sentiments. Au fond, Garrel n’aime qu’une chose : filmer des émotions et des affects sur des visages. Le contexte extérieur, il s’en fiche un peu (même si, pour une fois, les personnages ont des téléphones portables et évoquent même l’existence des tablettes !). Mais même en estimant qu’il y a peu de chances qu’on puisse nouer une relation amoureuse juste en rencontrant quelqu’un à un abris-bus (c’est le début du récit), Garrel n’a pas son pareil pour filmer la « naissance de l’amour ». Outre l’attention aux moindres frémissements du visage, il montre avec une incroyable justesse des regards qui n’osent se croiser, les mots qui peinent à sortir et les gestes à peine esquissés. Et c’est cette vérité des choses de l’amour (la complicité, les malentendus, les lâchetés, les fous-rires, la jalousie, l’abnégation…) qui rend le cinéma de Garrel si précieux.

Si le cinéaste épouse le point de vue de son personnage masculin en quête du véritable « amour », sa compassion va aux personnages féminins délaissés et souffrant de la médiocrité de Luc : Djemila qui vient le voir en province exprès et qu’il laisse seule dans sa chambre d’hôtel, Geneviève à qui il cache l’existence de Djemila et qu’il abandonnera à son tour lorsqu’il partira à Paris faire son école… Avec Betsy, il est confronté à la jalousie (celle-ci accueille un homme chez eux et n’hésite pas à faire l’amour avec lui de temps en temps) et comprend la douleur qu’il a pu faire subir à ses deux précédentes amoureuses.

L’amour romantique chez Garrel est une quête aussi éperdue que vaine. Mais, au fond, c’est la seule chose qui l’intéresse avec l’idée de transmission. C’est sans doute sur ce plan que le film est le plus original et qu’il rejoint un thème abordé autrefois dans Le Cœur fantôme : le lien père/fils. André Wilms incarne ici un artisan (un menuisier) qui souhaite à la fois transmettre son savoir-faire à son fils et qui rêve d’un avenir meilleur pour lui. Dans ce très beau personnage (André Wilms est bouleversant), on peut à la fois voir Maurice Garrel (le père du cinéaste) mais également une projection de Philippe dans la mesure où son fils est également passé à la réalisation. Et ce qui frappe à nouveau, c’est la justesse de cette relation filiale, l’émotion qui ne passe pas par les mots mais par un ensemble de détails infimes (regards, une main qui tremble…)

Le Sel des larmes n’est pas forcément un film « aimable » et paraît parfois moins fluide que ses précédents. Il n’en demeure pas moins passionnant par cette manière unique qu’a le cinéaste de nous donner l’impression de filmer des sentiments pour la première fois et par l’incroyable sensibilité des comédiennes qui peuplent cet univers : Oulaya Amamra, incroyablement juste, Louise Chevillotte, frémissante et craquante et  Souheila Yacoub, sensuelle et pleine de vie.

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