The French Dispatch (2020) de Wes Anderson avec Bill Murray, Frances McDormand, Tilda Swinton, Léa Seydoux, Benicio Del Toro, Adrien Brody, Owen Wilson, Timothée Chamalet, Lyna Khoudri, Mathieu Amalric, Willem Dafoe, Hippolyte Girardot

© The 20th Century Fox

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The French Dispatch est un film déconcertant et qui, contrairement à ce que pourrait laisser penser son esthétique immédiatement reconnaissable, ne se laisse pas enfermer dans une routine et le déjà-vu. Avec ses récits emboités comme des poupées russes, ses travellings filés (verticaux ou horizontaux), Wes Anderson nous invite dans un univers d’emblée familier et parvient pourtant à donner le sentiment d’aller voir ailleurs, de se renouveler et de nous offrir une expérience singulière.

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The French Dispatch semble se dérober à mesure qu’on tente de lui assigner un registre ou un ton. Même si certains gags et certaines situations provoquent le rire, le film n’est pas vraiment une comédie. De la même manière, certains passages renouent avec l’idée de transmission chère au cinéaste (avec Bill Murray comme éternel patriarche de sa comédie humaine) et devraient émouvoir. Ils le font mais en se gardant de la moindre effusion, d’une manière totalement oblique.

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Un des premiers plans de The French Dispatch cite frontalement une scène de Mon oncle de Tati, lorsqu’on voit, depuis l’extérieur, un personnage se déplacer dans une maison dont il gravit les escaliers (sa silhouette disparait et réapparait lorsqu’elle passe devant une fenêtre). Comme chez Tati, le regard porté sur la France par Wes Anderson est stylisé et fantasmé. La satire fonctionnait chez le cinéaste français grâce à l’opposition entre l’image d’un pays qui n’existait plus (celui d’avant la modernité) et un autre envahi par la technologie et une certaine standardisation des modes de vie. Chez Anderson, la satire nait de l’opposition entre une France rêvée et idéalisée (une vision américaine, pour le dire schématiquement) et une certaine démystification ironique (Paris est rebaptisée Ennui). Pourtant, dans les deux cas, les cinéastes parviennent à saisir quelque chose de l’essence de la réalité française, de son charme et de ses défauts.  

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La force du film de Wes Anderson, c’est de partir de clichés pour les désosser et en extraire une certaine vérité. Un exemple parmi d’autre : le cliché de l’artiste « à la française » qui fait poser son modèle nu. L’image est classique mais peu après l’avoir vue, on constate que le peintre est un meurtrier prisonnier et que sa muse est sa gardienne (Léa Seydoux, impayable en matonne impassible). L’épisode évoquant Mai 68, le plus réussi selon moi, joue constamment sur ce va-et-vient entre un lot de clichés (le langage sectaire des militants, la révolte en chambre de petits bourgeois comme dans La Chinoise…) et une manière de saisir quelque chose de très juste sur « le narcissisme de la jeunesse ». Que le cinéaste ait situé l’épisode en mars 68 et sur les revendications de garçons souhaitant pouvoir accéder aux internats des filles prouve qu’il connait très bien ce moment de l’Histoire française (car c’est aussi comme ça qu’a réellement commencé Mai 68).

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L’humour et l’ironie chez Wes Anderson ne sont jamais surplombants. Il y a chez lui un côté un peu dandy mais qui ne s’autorise jamais pour autant à mépriser ce (et ceux) qu’il montre. En ce sens, la satire du marché de l’art moderne est beaucoup plus percutante que celle à l’œuvre dans The Square et le regard amusé qu’il porte sur la jeunesse révoltée de 68 est bien moins mesquin et roublard que celui d’Hazanavicius lorsqu’il tourne son calamiteux Le Redoutable. D’ailleurs, sans avoir recours à des tics et autres citations frappés du sceau du ricanement, Anderson rend un véritable hommage au cinéma de Godard avec ces piles de livres posés contre les murs de petites chambres quasiment vides. On songe surtout à Masculin féminin dans l’épisode central : pas seulement parce le cinéaste reprend une chanson de Chantal Goya entendue autrefois chez Godard (Tu m’as trop menti), ni même parce qu’une enseigne de coiffeur rappelle le titre mais parce qu’il parvient à saisir quelque chose d’universel dans ces portraits de jeunes à la fois datés et très actuels.

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Grand Budapest Hôtel était, à sa manière, le tableau d’une Europe fantasmée et d’un monde que la première guerre mondiale allait anéantir (proche en cela de certains écrits de Stephan Zweig). On retrouve dans The French Dispatch ce regard sur un continent englouti. La mort du fondateur du titre de presse marque la fin d’une époque (le journal se saborde lui-même) et une volonté, malgré tout, de conserver quelques traces. C’est en ce sens qu’on retrouve l’obsession d’Anderson pour la filiation et qui fonctionne très bien dans le troisième volet du film entre le commissaire Amalric et son fils enlevé.  

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Les constants mouvements de caméra du cinéaste ne pourraient être qu’un tic formel. Mais plus que jamais ils sont au diapason de son propos et d’un style qui cherche à fuir l’enrobage « maison de poupées » à quoi on réduit trop souvent le cinéma d’Anderson. Un récit en contamine un autre, un espace s’ouvre de manière impromptue (les nombreuses explosions à l’œuvre), le film se transforme en dessin animé… Tout est construit dans un mouvement de balancier qui empêche les personnages de n’être que des silhouettes caricaturées. Ils demeurent constamment une projection fantasmée par le metteur en scène mais ils acquièrent néanmoins peu à peu une certaine autonomie et une véritable épaisseur, à l’image de ces journalistes dont on ne voit au départ que quelques fragments de corps et qu’on va apprendre peu à peu à connaître, dont on va appréhender le contour.

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Je reprochais aux premiers Anderson leur façon de se cantonner à une succession de vignettes un peu vaines. Or ce qui apparait dans The French Dispatch (mais également dans Moonrise Kingdom ou Grand Budapest Hôtel), c’est un vrai désir de récit et de romanesque. Superficiellement, on peut n’y voir que quelques saynètes joliment cadrées et photographiées mais c’est oublier l’essentiel : ce grand mouvement qui les lie et les fait vivre.  

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En définitive, The French Dispatch est le chant d’amour d’un américain pour la France mais un chant d’amour vache qui joue ironiquement sur les clichés véhiculés par le cinéma américain et sur une manière de les retourner pour en extraire une vérité. C’est aussi un moyen pour Anderson (qui a toujours aimé la culture française, notamment à travers ses chansons) de revivifier ses récits en se ressourçant à une autre culture et en portant un regard doux-amer sur un monde (le cinéma ?) en train de disparaître.

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