Nous sommes tous en liberté provisoire (1971) de Damiano Damiani avec Franco Nero, George Wilson

Comment tuer un juge (1975) de Damiano Damiani avec Franco Nero, Françoise Fabian

Goodbye & Amen (1978) de Damiano Damiani avec Tony Musante, Claudia Cardinale

(Editions Artus films)

© Artus Films

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En 1974, Henri Langlois écrit à Lotte Eisner et lui demande de se charger « de contacter Bertolucci, Bellocchio, Rosi, Damiani et tous ceux qui doivent être invités dans le cadre de mon programme « Le Cinéma contemporain engagé en Italie ». Que le nom de Damiano Damiani apparaisse au milieu de ces cinéastes reconnus laisse songeur dans la mesure où l'auteur d'El Chuncho n'a guère goûté aux faveurs de la postérité, en dépit d'une rétrospective récente à la Cinémathèque française. Si Langlois accole l'étiquette de « cinéma engagé » à Damiani (il avait alors signé deux films marquants autour de la mafia : La mafia fait la loi et Seule contre la mafia), le cinéaste a pris soin de brouiller les cartes en n'hésitant pas à tourner des films de genre (western, fantastique...) et en acquérant l'image d'un cinéaste plus « commercial » qu'un Rosi ou un Bellocchio.

La trilogie que sortent les éditions Artus dans un somptueux coffret accompagné d'un très instructif livret signé Emmanuel Le Gagne tombe à pic pour remettre les pendules à l'heure. D'une part parce que ces films s'inscrivent effectivement dans le cadre du cinéma « engagé »défini par Langlois, où Damiani ausculte avec une certaine force les dysfonctionnements de la société italienne. De l'autre, parce qu'ils évitent l'aspect didactique de certains « films dossier » en privilégiant une certaine efficacité qui n'empêche pourtant ni la complexité du propos, ni une vraie ambiguïté qui éloignent ces œuvres du catéchisme militant.

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Nous sommes tous en liberté provisoire pourrait être qualifié de thriller carcéral puisque le héros du film, Vanzi (Franco Nero), architecte de profession, est incarcéré pour homicide involontaire (il a eu un accident de la route) en attendant son jugement. Grand bourgeois décalé par rapport aux autres détenus, il représente à merveille le regard du cinéaste mais également celui du spectateur découvrant un univers impitoyable. L'intelligence de Damiani, c'est d'aborder la question de la prison sous un angle biaisé en ce sens que ce ne sont pas les conditions de détention qui intéressent le cinéaste (difficile de croire à ce prisonnier toujours parfaitement peigné, rasé et habillé avec raffinement) mais les rapports sociaux qui se jouent en son sein. En effet, même s'il est d'abord relégué dans une cellule où cohabitent un dangereux psychopathe pétomane, un vieil homme débonnaire malade (George Wilson) et un autre malfrat patibulaire, il bénéficie vite de gros avantages en raison de sa stature sociale. Son argent lui permet d'acheter cigarettes, repas plus copieux que ceux servis à la prison et de trouver un lit confortable à l'infirmerie. Un complice parmi les matons lui permettra même de coucher avec une femme ! A travers le microcosme de la prison, Damiani nous propose un portrait en coupe d'une société italienne gangrenée par les inégalités sociales et la corruption. Vanzi, c'est l'image même du bourgeois qui peut tout obtenir par l'argent tandis que les laissés-pour-compte doivent constamment se battre pour leur survie. Le film prend une autre tournure lorsque Vanzi fait la connaissance de Pesenti, un homme qui prétend avoir des révélations à faire sur un scandale d'état et qui cherche désespérément à contacter un juge pour faire éclater l'affaire. Notre architecte se fait alors prendre dans un engrenage sans issue puisqu'il est d'abord utilisé par le personnel de la prison (un ponte de la mafia avec le bras long, un gardien de prison complaisant) pour tenter de jeter le discrédit sur Pesenti. Refusant de se plier à ces injonctions et se rapprochant du témoin gênant, il est privé de tous ses privilèges, isolé et battu dans une cellule sordide, confronté à nouveau aux gibiers de potence de l'autre cellule... Arrive alors le grand thème qui parcourt les trois films de Damiani : celui de la responsabilité individuelle. Quels choix s'offrent à Vanzi : celui de la probité et de la défense inconditionnelle de Pesenti ou celui de sa propre survie ? Fermer les yeux sur les agissements criminels de ceux qui tirent les ficelles pour pouvoir bénéficier d'une relative tranquillité ? Damiani, et c'est en ce sens que son récit se distingue des « films dossier » campant sans faillir sur la position du Bien, joue la carte du pragmatisme. Vanzi est un homme médiocre qui choisit de sauver sa propre personne. Mais le cinéaste ne l'accable pas (il joue, symboliquement, son avocat dans le film) et montre la difficulté qu'il y a à s'opposer à un réseau de corruption parfaitement verrouillé, avec des connivences à tous les niveaux (politique, mafieux, justice...). Nous sommes tous en liberté provisoire est un film très pessimiste dont les derniers plans laissent un goût amer dans la bouche.

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Cette question de la responsabilité individuelle, on la retrouve dans le très beau Comment tuer un juge. Franco Nero incarne cette fois un cinéaste engagé (Giacomo Solaris) qui obtient un gros succès en réalisant un film autour d'un juge corrompu qui finit assassiné par la mafia. Cette fiction inquiète l'entourage d'un célèbre juge dont le parcours a visiblement servi d'exemple au cinéaste. Et les choses s'enveniment lorsque le juge est réellement tué, faisant ressurgir un certain nombre de conflits et de ressentiments où se trouvent mêlés aussi bien des députés que des parrains de la mafia. A travers ce personnage de Solaris, Damiano Damiani s'interroge sur son métier de cinéaste « engagé » et pose intelligemment la question de sa responsabilité. Lorsqu'une vitre est cassée chez le juge ou que les spectateurs huent son personnage dans les salles de cinéma, Solaris se sent mal à l'aise. Comme si clouer au pilori un personnage, même corrompu, pouvait avoir des conséquences qui le dépassent. Menant l'enquête sur ce meurtre, il explique à son ami commissaire qu'il n'avait jamais envisagé une issue aussi tragique, que son film voulait éveiller les consciences et inciter la justice à effectuer son travail. En lieu et place, il assiste à un crime crapuleux dont tout le monde aimerait pouvoir bénéficier, ne serait-ce qu'en faisant porter le fardeau à ses adversaires. Le rôle du cinéaste est celui d'un révélateur : à travers la réaction en chaîne qu'il provoque, il permet à Damiani de peindre un tableau extrêmement sombre d'une société italienne gangrenée par la corruption à tous les niveaux. Comment tuer un juge s'inscrit au cœur d'une époque marquée par le terrorisme, la délinquance et l'insécurité. Mais s'il restitue avec intensité les tensions des « années de plomb », le cinéaste s'interroge sur son propre travail et, ironiquement, pointe les limites de ce cinéma « engagé », qui pense que la caméra peut servir à transformer le monde alors que son propos est lui-même manipulé. Si ses images sont tolérées, c'est parce qu'elles peuvent servir des intérêts contradictoires et asseoir la puissance de ceux qui ont le pouvoir (qu'elles choquent ou qu'elles caressent dans le sens du poil n'ayant, au fond, aucune importance). A ce titre, le dénouement extraordinairement ironique du film (que nous ne révélerons pas) souligne avec justesse les impasses du cinéma cruchement militant. Avec un métier et une efficacité rare, Damiani ficelle un thriller d'une remarquable intensité et dont l'intelligence n'est jamais prise en défaut.

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Goodbye & Amen joue sur deux tableaux à la fois. Tout d'abord, on pense assister à un thriller politique dans la mesure où le héros incarné par Tony Musante (Dhannay), agent de la CIA, fomente une opération pour réaliser un coup d'état destiné à renverser le gouvernement d'un pays africain. Il soupçonne néanmoins des traîtres dans son groupe d'hommes et veut vérifier que tout est au point avant de démarrer l'opération. Au même moment, un autre agent de la CIA tire des coups de feu depuis la terrasse d'un hôtel et tue deux personnes. Poursuivi par la police, il entre dans une chambre et prend en otage un couple illégitime (un acteur et un actrice jouée par Claudia Cardinale). Le passage du récit d'espionnage auquel on pense assister à un thriller haletant surprend. Alors que Damiani nous préparait à un complexe récit politique aux multiples ramifications géopolitiques, notamment en montrant l'ingérence de la CIA au niveau international, il recentre son propos sur une prise d'otages filmée avec une puissance qui n'a rien à envier aux meilleurs thrillers américains. Comme dans Nous sommes tous en liberté provisoire, le cinéaste joue sur l'unité de lieu mais aussi celle de temps. Les personnages sont coincés dans un lieu clos et chaque brèche semble pouvoir être exploitée, notamment lorsque les policiers tentent d'utiliser une grille d'aération pour piéger le tueur. Là où Goodbye & Amen se distingue du simple thriller de « divertissement », c'est lorsqu'on réalise que les deux récits qui paraissaient au départ très éloignés finissent par se recouper. Car le preneur d'otages, Harry Palmer, est l'homme que Dhannay soupçonnait de trahir l'organisation. Difficile d'en dire plus sans déflorer l'intrigue mais à travers cet entrecroisement des récits, Damiani retrouve la question de la responsabilité individuelle puisque l'homme de la CIA parviendra à dénouer la situation en sacrifiant celui qui pouvait compromettre sa propre opération. Une fois de plus, les intérêts individuels s'opposent aux intérêts « humains » et c'est non sans une certaine ironie amère que le cinéaste montre la primauté des premiers.

Dhannay, comme Venzi, préfère sauver sa propre peau plutôt que d'agir comme la justice le commanderait. Et c'est en cela que Goodbye & Amen, film qui pourrait paraître le plus anecdotique des trois œuvres proposées, s'avère passionnant et prouve, s'il en était encore besoin, que Damiani est un cinéaste qui mérite plus que jamais d'être (re)découvert.

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