Rosebud : de Citizen Kane au porno gonzo (2023) de Guillaume Richard (Éditions L'Harmattan)

Le secret dans le tapis

Même si le mot est bien évidemment galvaudé et si l'idée mériterait d'être nuancée, le mot « Rosebud » apparaît dans nombre d'esprits cinéphiles comme l'un des sésames de la modernité cinématographique. Avec Citizen Kane, Orson Welles faisait du « rosebud » (« bouton de rose » en français) un secret autour duquel se déployait toute sa mise en scène. Guillaume Richard part de ce motif du secret -figuré par une rose- et analyse de manière pénétrante comment il infuse un certain nombre de films. On le retrouve notamment dans un autre fleuron de la modernité cinématographique, à savoir Vertigo d'Hitchcock où la rose tient un rôle primordial et devient le symbole de l'obsession nécrophile de Scottie. Guillaume Richard développe d'ailleurs une thèse stimulante en avançant que ce thème de la nécrophilie, par le biais de ce « rosebud », apparaît davantage dans la première partie du film (Scottie tombe amoureux d'une morte) alors que dans la seconde, il est confronté à une femme bien vivante (même s'il tente d'en remodeler l'image).

Alors que la rose est généralement associée à une typologie relativement schématique d'émotion (la rouge pour la passion, par exemple), l'auteur creuse ici l'idée qu'elle est liée au secret, à l'obsession ou à d'autres blessures inavouables. S'appuyant sur des exemples très convaincants chez Blake Edwards (Days of Wine and Roses), Coppola (Conversation secrète), Forman (Larry Flynt) ou encore Scorsese (Le Temps de l'innocence), il montre que le « rosebud » est ce point de non-retour derrière le fameux « no trespassing », le panneau qui interdit l'accès au manoir de Kane chez Welles. Mais ce qui intéresse dans cette thèse, c'est que Guillaume Richard ne se contente pas d'une approche thématique, du style « les roses au cinéma » mais voit dans le motif quelque chose de plus profond, qui implique autant les personnages que le spectateur :

 

« Le "rosebud" ne peut pas être confondu avec un gimmick scénaristique. Sa nature en fait une vérité qui ne cesse de remonter à la surface et de désorganiser les sujets dans leurs rapports au monde. C'est un secret, un événement qui affecte les individus et le monde. Y penser, c'est presque déjà basculer dans les limbes noirs, dans l'obsession et les hantises, mais aussi dans la folie et parfois, comme dans Citizen Kane, jusque dans la mort. On peut ainsi ne jamais revenir d'un "rosebud. »

 

Deux éléments découlent de cette réflexion. D'une part, le « rosebud » peut finalement se dispenser du motif de la rose, comme c'est le cas chez Christopher Nolan (Inception, Le Prestige) ou chez Spielberg (Ready Player One et son easter egg). D'autre part, ce secret n'est pas caché par les fils embrouillés de scénarios emberlificotés. Il est là, sous nos yeux, et il suffit de bien regarder pour qu'il apparaisse (c'est le sens du « Vous regardez bien ? » que prononce Michaël Caine au début du Prestige). Guillaume Richard s'appuie alors sur deux références littéraires qui éclairent cette question du « rosebud ». D'abord La Lettre volée de Poe, où l'élément caché est d'autant plus visible qu'il est exposé aux yeux de tous. Ensuite, L'image dans le tapis d'Henry James, nouvelle où est présentée un secret à percer mais un secret évident, visible immédiatement (« la chose est aussi concrète que l'oiseau dans la cage, l'appât de l'hameçon, le bout de fromage dans la souricière. C'est ce qui régit chaque ligne, choisit chaque mot, met un point sur tous les i, distribue toutes les virgules. »). Mais à la différence de chez James, le « rosebud » n'est pas « la plus jolie chose du monde et le plus grand bonheur d'une vie » mais possède, au contraire, une dimension négative. C'est le secret qui ronge, qui blesse et qui détruit. C'est aussi l'image qui fige le spectateur, qui le pétrifie, à l'instar de cette lumière qui terrasse le vampire dans Nosferatu de Murnau ou dans la version d'Herzog. En analysant cette dimension, l'essayiste prend la mesure des répercussions du « rosebud » sur le spectateur, cette manière qu'il a de lui perforer l’œil (comme chez Buñuel) ou de l'entraîner dans des territoires étranges et inquiétants (qu'il s'agisse des zones mystérieuses de Los Angeles dans Chinatown de Polanski ou la Red Room et la Black Lodge chez Lynch).

En guise de conclusion, Guillaume Richard s'intéresse à ces répercussions dans le cadre d'un genre bien particulier : le « porno gonzo » (à savoir le porno qui se dispense d'un quelconque scénario pour se concentrer sur de pures saynètes pornographiques cloisonnées en multiples fétichismes). Il nous parle d'une pratique bien particulière dont j'ignorais tout (on en apprend tous les jours, même à mon grand âge!), que les actrices qui le réalisent appellent « rosebud » et qui est en réalité « un prolapsus rectal- pour résumer, la paroi interne du rectum sort de votre anus, ce qui donne l'impression que votre trou du cul ressemble à une rose du désert. ». Pour l'auteur, cette pratique extrême prolonge d'une certaine manière la question du « rosebud » classique en ce sens qu'on y retrouve ce goût du dévoilement d'un secret à la fois évident (le côté anatomique de l'affaire) et en même temps dissimulé tout en confrontant le spectateur à une image qui fige et qui le renvoie à ses obsessions les plus secrètes. Il est d'ailleurs assez amusant de voir que Richard prend beaucoup de précautions (avertissement en début de chapitre pour déconseiller aux lecteurs d'aller voir les vidéos dont il est question, présentation des objets filmiques avec beaucoup de pincettes morales...) pour évoquer quelque chose qui pourrait brûler la rétine du futur spectateur. Or pour quelqu'un qui, comme moi, n'est pas sensible à ce genre de fétichisme (mais sensible à l'interdit et qui s'est donc empressé d'aller jeter un œil à ces « rosebud » extrêmes!), cette pratique relève davantage d'un phénomène forain (propulser le plus loin possible le plus de balles en caoutchouc dissimulées dans l'anus ou encore s'introduire les objets les plus divers et les plus gros dans le fondement, pour prendre quelques exemples) que de la pornographie classique ou même du simple érotisme.

Le plus étrange dans cet essai par ailleurs vraiment passionnant, c'est que l'étude du cinéma pornographique paraissait évidente pour quiconque connaît la véritable légende du « rosebud » qu'Albert Montagne rappelle dans son livre sur Les Alices aux pays des cauchemars : « Le mot qui désigne pour le commun des spectateurs la luge, source de plaisirs pour le petit Kane et dont la signification est livrée à la dernière séquence du film, était en réalité utilisé par William Randolph Hearst (le vrai Kane) pour désigner le clitoris de sa maîtresse, Marion Davies. ». Avec cette définition, nous sommes en plein dans le sujet développé par Guillaume Richard, avec ce clitoris – bouton de rose secret- à la fois dévoilé de manière gynécologique par le porno et dissimulé car rares sont les films du genre qui se concentrent sur le plaisir féminin. Il y aurait eu tout un développement à faire sur l'image de la rose comme symbole de ce plaisir, de la rose empoisonnée que Cléopâtre (Claudette Colbert) trempe dans le verre de Marc-Antoine chez DeMille à la masturbation de Lisbeth Hummel dans La Bête de Walerian Borowczyk puisque les pétales de rose utilisés donnent accès à la fois au plaisir et aux fantasmes les plus inavoués (le viol de l'ancêtre incarnée par Sirpa Lane par une bête monstrueuse). Comment ne pas non plus songer au Val Abraham de Manoel de Oliveira et aux belles réflexions de Jean-Marc Lalanne voyant dans ce film une réponse au cinéma classique construit sur une approche très masculine du plaisir (montée en puissance et climax final) alors que celui du cinéaste portugais renverrait à une conception plus féminine de la jouissance (« Parce qu'il ne se soumet pas à ce schéma montée/retombée mais qu'il déploie par grandes nappes enveloppantes et parce que le plaisir qu'il provoque est essentiellement diffus et non localisable (ni purement dans le récit, ni dans le montage...), un film comme Le Val Abraham nous amène vers le grand Autre de la jouissance cinématographique. »). La rose que respire sensuellement Leonor Silveira pourrait alors être la clé qui ouvre sur ce plaisir.

Ces remarques ne sont évidemment pas une critique dans la mesure où l'auteur ne prétend pas à l'exhaustivité sur un tel sujet. Mais c'est vrai qu'en abordant cette question de la pornographie sous un angle très particulier (le fétichisme extrême), il élude totalement la question de ce plaisir féminin qu'a malgré tout traité le septième art.

Mais peut-être parce que cette question du « rosebud » renvoie à des obsessions très intimes et que la liberté de chacun consiste avant tout à explorer ses propres gouffres...

 

Le secret dans le tapis
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