Exit (2023) d'Eric Rondepierre (Marest Editeur, 2023)

Dehors/dedans

Eric Rondepierre semble avoir une inclination pour les livres hybrides, mêlant une dimension romanesque intime à des considérations plus théoriques et réflexives. Déjà, dans le beau Laura est nue, il jouait sur cet enchâssement subtil de niveaux de lecture, s'appuyant sur une enquête pour élaborer une véritable réflexion sur l'image et sur la fascination qu'elle provoque. Exit semble d'abord s'éloigner de cette veine romanesque de l'auteur puisqu'il s'agit d'un recueil de quatre textes courts et denses liés par un fil directeur en forme de méditation sur la photographie (Rondepierre est également photographe) et l'image. Le livre est d'ailleurs joliment illustré, soit par des œuvres de l'auteur, soit par des photogrammes tirés de films (Belle de jour, Blow-Up...). Pourtant, ce qui fait la force d'Exit, c'est sa capacité à nouer indéfectiblement les fils théoriques avec une ligne intime et mélancolique particulièrement touchante.

Le point commun qui frappe immédiatement à la lecture des quatre mouvements de l'ouvrage, c'est ce sentiment qu'exprime le narrateur de se situer à la lisière du monde des humains. Dans La Zone, une remarque sur son « rapprochement de Paris » lorsqu'il déménage dans le 20ème arrondissement donne lieu à une réflexion sur ce sentiment d'appartenir (enfin) à la capitale sans véritablement en faire partie. Dans Le Jardin, c'est l'espace partagé du jardin public qui fait naître cette sensation d'appartenance à la communauté tout en y restant malgré tout étranger :

 

« C'est le jardin public qui me retient, le jardin partagé, là où le promeneur solitaire cherche son Ariane, où les liens fragiles qui vous rattachent encore à la communauté des adultes se distendent grâce à des rituels, des jeux collectifs qui semblent se perdre dans un espace sans limite. Tour à tour joueur, chef de bande, vagabond, amoureux, comédien, photographe, père réitéré, si j'ai tourné mes yeux vers ces coins de verdure, c'est peut-être pour atteindre, par la très vivante enfant qui me donnait la possibilité réelle de toucher quelque chose à cet endroit de moi-même, un accord, un point de vue sur la beauté du monde. »

 

Cette tension entre l'intérieur et l'extérieur, le dehors et le dedans se prolonge dans le travail photographique d'Eric Rondepierre. Être à la fois à l’intérieur du cadre de l'image tout en restant sur le seuil. D'où le caractère également hybride de ses photos où un personnage venu du cinéma muet se retrouve dans l'escalier d'une bouche de métro aujourd'hui ou, au contraire, on peut voir une jeune femme d'aujourd'hui propulsée dans un paysage d'autrefois. Tout se passe comme si Rondepierre, que ce soit dans ses textes ou ses photos, interrogeait sa place dans le monde, son regard se situant toujours sur une ligne de flotaison entre le seuil et le cœur même de ce monde, entre le cadre et le bord cadre. Cette place si particulière permet à l'auteur de faire le pont avec le cinéma. Son goût pour les jardins publics, par exemple, l'entraîne vers Blow-Up d'Antonioni qui fonctionne sur le même principe puisque le parc est à la fois ce qui nous relie au Réel (cette image de la mort que tente de saisir le photographe) mais qui nous fait également partager l'absence de ce « réel » insaisissable, à l'image de la fameuse partie de tennis finale :

 

« nous partageons avec les personnages la perception d'une balle de tennis imaginaire ; nous oscillons la tête de gauche à droite et de droite à gauche, nous la regardons rebondir in absentia d'un côté à l'autre du filet, renvoyée par le geste des raquettes inapparentes. A l'instant précis où la « balle » sort du court, franchit le grillage et va s'échouer sur l'herbe, l'objectif de la caméra, l’œil du spectateur, celui des mimes et celui de Thomas – spectateur occasionnel de cette partie fictive- la suivent et convergent en direction du rectangle vert où il n'y a rien de plus qu'une illusion provoquée (le cinéma est-il autre chose ?) »

 

Cohabitent donc une perception à la fois plus affûtée du monde qui nous entoure, notamment grâce à la photo que le personnage agrandit mais également ce sentiment que quelque chose se dérobe, que nous traversons ce monde sans vraiment l'habiter. Rondepierre prend d'ailleurs d'autres exemples cinématographiques (Belle de jour de Buñuel, Charade de Donen) qui ont fixé des lieux que lui-même a traversés et connus. Mais par le biais de l'image, ces lieux familier acquièrent une certaine étrangeté, comme s'ils renvoyaient à un monde immuable, qui nous survivra mais qui n'existe plus non plus.

Être dans le monde tout en demeurant à sa lisière, c'est aussi ce que ressent le narrateur du Musée qui confie détester ces lieux de culture :

«  Mais depuis longtemps, depuis l'enfance sans doute, les musées exerçaient sur lui une pression qui le mettait mal à l'aise. Il échouait à s'y sentir bien, et ne voyait pas pourquoi il fallait payer pour rentrer dans des lieux qui dégageaient un ennui palpable, une odeur de renfermé, un goût de cendre. »

A cette impression de claustrophobie que lui inspire le musée, il répond par un projet artistique singulier : photographier toutes les ouvertures extérieures (fenêtres, baies vitrées, lucarnes...) des musées parisiens. On retrouve dans ce projet cette manière d'articuler une vision du monde entre l'intérieur (ce qui relève des codes du monde, de la culture partagée) et l'extérieur (la fuite vers un ailleurs).

Prendre la tangente pour Eric Rondepierre, c'est aussi regagner les territoires enfouis de l'enfance. Tous ses textes sont portés par des réminiscences, des secrets venus de la plus tendre jeunesse. Et c'est, au bout du compte, ce qui séduit et touche le plus dans Exit : cette dimension intime d'un homme qui se souvient de l'enfant qu'il fut et qui s'interroge encore, bien des années après, sur sa place au sein d'un monde qu'il a traversé, regardé, photographié en gardant toujours en lui ce sentiment de ne l'avoir jamais totalement habité.

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